La culture de l'injure : Et ta sour?
Société

La culture de l’injure : Et ta sour?

Automobilistes agressifs, animateurs de talk-shows baveux, athlètes gueulards, vendeurs qui ont l’air bête… Au Québec, le ton monte et le sang bout. C’est quoi, l’ostie de problème?

Vous traversez la rue au feu vert. Une voiture tourne sur les chapeaux de roues et vous écrase pratiquement les orteils. Vous faites signe au conducteur d’être un peu plus attentif. La voiture freine brusquement. Le conducteur, le visage convulsé, baisse sa vitre et vous crie: «C’est quoi ton cr… de problème tab…!»
Vous marchez tranquillement sur le trottoir. Soudain, sorti de nulle part, un cycliste kamikaze arrive en sens contraire et manque de vous renverser. Vous tentez un faible: «Vous pourriez pas faire attention?» «Mange de la marde, cr… de facho», vous crie-t-il en guise d’excuse.

Arrivé au travail, vous ouvrez la radio. «Bande de sans dessein, d’imbéciles. Peuple de feluettes!» C’est Gilles Proulx, ce monstre de subtilité, qui invective ses auditeurs à pleins poumons.

Il n’est pas encore midi. La journée sera longue.

Au resto, vous osez faire remarquer au garçon que le service est un peu long. Vous attendez le menu depuis 25 minutes et vous n’avez que 45 minutes pour manger. «Allez ailleurs si vous n’êtes pas content!» Dans le taxi qui vous ramène à la maison, le chauffeur est intarissable: «Regardez-moi ce cave qui ne sait même pas conduire. Encore un Arabe qui vient voler nos jobs. Maudits immigrés!» Ce n’est pas grave, vous dites-vous. Ce soir, vous projetez de regarder une partie de base-ball à la télé, question de relaxer. Bien calé dans votre sofa, vous applaudissez le circuit de votre frappeur préféré qui parcourt les trois buts… le majeur levé en direction de la foule!

Bande de bachibouzouks!
L’injure n’est pas un phénomène nouveau. Culturellement, on baigne dedans depuis qu’on est tout petits. Plus jeune, on se tordait de rire en lisant les «Mille milliards de mille sabords de #*@!#!» du capitaine Haddock, les insultes érudites d’Achille Talon à l’endroit de son voisin Lefuneste, ou encore les affrontements légendaires entre le marchand de poisson et le forgeron dans les albums d’Astérix.

L’injure est un passage obligatoire. Quel enfant ne s’est pas caché au moins une fois derrière une haie pour crier des bêtises aux passants qui marchaient sur le trottoir? Dans les comédies de situation, l’injure est une forme de transgression, un exutoire nécessaire pour désamorcer des situations trop tendues ou encore, pour provoquer le rire.

Mais depuis quelque temps, on ne rit plus. On dirait que l’injure est devenue notre nouvelle façon de communiquer.

Le meilleur champ d’observation: la route. Aujourd’hui, Montréal ressemble à l’idée qu’on se faisait de Paris il y a dix ou quinze ans.

L’automobiliste québécois carbure de plus en plus à l’injure, à l’invective, à l’insulte. Derrière le volant, des majeurs levés, des poings en l’air, des gros mots et parfois même des gestes violents rythment le flot du trafic. Conduire son auto est devenu une source de stress et de tension pour plusieurs.

L’agence de publicité Bos (qui a, entre autres, conçu les campagnes de publicité pour Fido et Hydro-Québec) vient de concevoir une campagne pour promouvoir la nouvelle carte Train-Autobus-Métro. Le concept de la publicité repose sur cet état de rage permanent observé chez la majorité des automobilistes. Dans le message diffusé à la radio ces jours-ci, on entend un automobiliste maugréer au volant de sa voiture. Chaque sacre est enterré sous le bruit d’un klaxon. Ça donne ceci: «Veux-tu me dire c’est quoi encore le problème avec ce (bip) de pont-là! Pis l’autre, en avant, dans son o…(bip) de vieux char brun à m…(bip)! Envoye, j’vas être en retard à mon (bip) de rendez-vous. Tu vas-tu la bouger ta …(bip) de …(bip) de …(bip) de minoune!»

Ensuite, vous entendez la voix de la narratrice qui conclut: «Ce serait pourtant si rapide et économique de voyager avec la nouvelle carte TRAM. Train, autobus ou métro, toute la banlieue métropolitaine est desservie… Mais si vous préférez le trafic, c’est votre (bip!) de problème.»

Fesser dans le dash
«L’idée nous est venue presque instantanément, explique Hugo Léger, concepteur-rédacteur chez Bos. Il s’agissait d’une campagne qui visait essentiellement les automobilistes. Or, on sait que la conduite automobile du matin ou du retour à la maison est une source de stress. C’est une réalité commune pour tout le monde, qu’on soit au Québec, aux États-Unis ou en Europe. La voiture rend agressif. A Los Angeles, on se tire dessus mais au Québec, on défile le chapelet de sacres. On a donc décidé de jouer là-desssus. Pas pour le simple désir de provoquer, mais parce que ça reflète une réalité.»
Et puis, disons-le, parce qu’au volant d’un véhicule, l’état d’esprit d’un automobiliste moyen s’apparente à celui d’une éponge. «Dans leurs autos, les gens sont souvent amorphes, engourdis, reconnaît Hugo Léger. Il fallait arriver avec un message qui allait les bousculer.»

Tolérance zéro
«Nègre, nègre, nègre. Fif, fif, fif.» C’est sur ces mots que débute le one man show de Maxim Martin, un jeune humoriste qui a provoqué une véritable commotion, l’été dernier, lorsqu’il a présenté son spectacle Tolérance zéro au Cabaret du Musée Juste pour rire. Qualifié de rebelle et de baveux, Maxim Martin n’hésite pas à brasser la cage de son public pour essayer de le toucher un peu. «Nous, les Québécois, on est un peuple raciste. On est une minorité qui n’aime pas les minorités», lance-t-il à son public, qui en redemande.

«Je ne me suis pas levé un matin en me disant: "Aujourd’hui, j’ai un ton baveux et provocateur"», explique Maxim Martin qui s’apprête à aller présenter son spectacle en France, là où l’on aime bien se faire bousculer. «Je suis comme ça. Mon spectacle est un défoulement. Mais j’avoue que si je n’avais pas l’étiquette d’humoriste, je passerais pour un méchant frustré.»

«Dans mon show, je n’insulte personne, poursuit Maxim Martin. Sauf les épais… Ça fait huit ans qu’on me dit qu’au Québec mon show ne marchera pas, qu’il est trop heavy, que les gens ne sont pas prêts à ça. Je ne suis pas d’accord. Moi, sur le plan artistique, j’ai décidé d’arriver avec un bang! pour aller chercher les gens, les shaker un peu.»
La violence verbale serait-elle devenue la seule façon de faire réagir les gens?
«Je pense que l’insulte est une arme sélective qu’on doit utiliser sur les bonnes cibles, affirme Maxim Martin. Elle devient nécessaire pour faire taire les chialeux. Personnellement, tant que je vais faire chier les trous de cul, je vais continuer à m’en servir.»

Combats extrêmes
En politique, il suffit que Guy Bertrand, Mordecai Richler ou William Johnson attaquent le Québec pour que le sentiment souverainiste gagne en popularité. Les Québécois seraient-ils masos? Sommes-nous si amorphes que seuls les cris, les injures et les insultes nous font réagir? Et si c’était le secret derrière le succès de Black Out au Lion d’or, cette émission de débat hyper controversée diffusée tous les mardis à 20 h 30, sur les ondes de TQS?

Dans la salle du cabaret de la rue Ontario, transformée en studio pour l’occasion, on ne se gêne pas pour dire ce qu’on pense… même quand ça fait mal. Souvent, les membres de l’assistance insultent les panélistes qui les envoient promener à leur tour. Les gens sont assis sur le bout de leur chaise, d’autres sont carrément debout et le ton est parfois agressif. Cours sensibles, s’abstenir. Black Out semble être devenu LE lieu de défoulement télévisuel, l’équivalent des tribunes radiophoniques animées par Gilles Proulx et autres André Arthur.

«Les gens entendent des choses qui les font réagir», explique Geneviève Saint-Germain, rédactrice en chef de l’émission. Au fond, Black Out ressemble aux anciennes assemblées contradictoires. Oui, il se dit des gros mots. Mais au fond, c’est quoi une insulte? C’est la manifestation d’une émotion.

Personnellement, je trouve moins insultant de regarder deux personnes s’engueuler à la télé que de voir une vedette faire une infopublicité de poêle à frire à la télévision. L’insulte, c’est quelque chose de relatif. De toute façon, qu’y a-t-il de salissant à parler fort de temps à autre?»

Black Out est-il le reflet du climat social québécois? Les relations entre les citoyens se sont-elles dégradées à ce point? Et si on assistait à un retour du balancier?

Après une décennie à baigner dans le sirop tiède et collant du mouvement new age, à se faire clouer le bec par l’hypocrisie du mouvement politically correct, à toujours rechercher le consensus et à se laisser bercer par les paroles vides et creuses des politiciens, l’agressivité et l’injure pourraient être les symboles d’une nouvelle libération.

En fait, c’est mon opinion. Si vous n’êtes pas d’accord, allez vous faire foutre.