Société

Lutte contre la pauvreté : La force des âges

Et si on en finissait avec la guerre des générations? Au lieu de se tirer dessus, on pourrait unir nos forces pour lutter contre l’exclusion. C’est ce que propose le groupe Le Pont entre les générations, qui organisait un colloque le week-end dernier. Slackers sans travail et boomers préretraités, même combat!

La solidarité entre les générations existe. Deux cents participants l’ont prouvé, lors du Forum organisé par Le Pont entre les générations, les 3 et 4 octobre, à l’Université de Montréal. Jeunes universitaires et retraités aux cheveux gris se sont réunis pour demander une meilleure répartition de la richesse.

Jacques Grand’Maison, théologien bien connu, est l’un des membres fondateurs du groupe de réflexion qui a organisé la rencontre. Il a grandi dans l’austérité des années trente et de la Seconde Guerre mondiale. Il a aussi connu l’abondance des «trente glorieuses». Comme plusieurs aînés, il assiste, impuissant, au démantèlement d’une société construite au fil de longues luttes sociales. Il s’inquiète surtout du chômage massif, signe d’un grave déséquilibre économique mondial. «Est-il encore possible de penser et d’agir à long terme?» a-t-il demandé lors de la conférence d’ouverture.

La situation de l’emploi est catastrophique. Depuis 1975, les postes permanents sont en voie de disparition. Les jeunes sont de plus en plus rares dans la fonction publique. Et les nouveaux employés de l’État sont souvent embauchés à titre d’«occasionnels», un statut qu’ils conservent de façon permanente… Errant d’un contrat à l’autre, sans avantages sociaux ni fonds de pension, les «jeunes» de trente-cinq ans et plus voient venir avec appréhension l’âge de la retraite… «Sommes-nous en train de créer deux classes de "contractuels", les héritiers et les non-héritiers?» se demande Jacques Grand’Maison.

Entre 1976 et 1995, le travail autonome, temporaire ou à temps partiel a explosé de 135 %, tandis que la création d’emplois à temps plein n’a progressé que de 6,6 %. Quand ils prennent leur retraite, les titulaires de postes permanents emportent souvent leur sécurité d’emploi avec eux. Depuis 1976, les «temporaires» ont vu 300 000 emplois à temps plein leur glisser entre les doigts.

«Est-ce la faute des baby-boomers?» se demande Thomas Lemieux, économiste à l’Université de Montréal. Au Québec, la période des «trente glorieuses» a coïncidé avec la constitution d’un État moderne. Dans les années soixante, les organismes publics et parapublics ont explosé. Les universitaires étaient souvent embauchés avant même d’avoir obtenu leur diplôme! Si la génération née entre les années 1935 et 1950 a profité des largesses du marché de l’emploi, la deuxième génération d’enfants avec les fleurs dans les cheveux a été frappée de plein fouet par le chômage, victime de son nombre.

Comment expliquer cette situation? «Au Canada, la croissance du PIB par habitant, qui était de 3,3 % en 1960, n’est plus que de 0,5 % en 1998», a souligné Lemieux. Et cette modeste augmentation ne se traduit plus par une création d’emplois. On peut observer le même phénomène dans tous les autres pays industrialisés. Partout, les jeunes ont du mal à se faire une place sur le marché du travail.

«Nous voulons une meilleure répartition des richesses», a affirmé Liliane Lecomte, une militante de l’âge d’or et membre du Pont entre les générations. Le groupe s’oppose aux clauses dérogatoires (orphelin), qui prévoient des conditions de travail inférieures aux plus jeunes employés. Ils s’élèvent également contre les clauses temporaires, qui permettraient pour les nouveaux travailleurs de rejoindre éventuellement le salaire de leurs aînés, une solution pourtant bien accueillie par… la FTQ et la CEQ!

C’est une question de solidarité entre les générations, plaident les membres du Pont. «Le syndicalisme n’a pas toujours été une bataille en faveur des privilégiés», a rappelé François Rebello, un des membres du groupe de réflexion. En 1972, le Front commun syndical (CSN, CEQ et FTQ) avait revendiqué un salaire plancher de 100 $ par semaine, ce qui favorisait les employés les plus pauvres de la fonction publique, plutôt qu’une hausse salariale pour tout le monde. «Il faut revenir à ce genre de solidarité sociale», a lancé l’ex-leader étudiant.

Par ici, la sortie
En 1997, 38 000 employés de l’État acceptaient une offre alléchante de préretraite. Mais tous les aînés n’auront pas eu cette chance. Depuis quelques années, des programmes de départ sont appliqués dans un grand désordre et avec peu de souci d’équité. De nombreux retraités ont l’impression d’avoir été mis au rancart. Pour certains, le sentiment d’être devenus un fardeau pour la société les fera sombrer dans la dépression…

Les départs massifs des travailleurs expérimentés ont eu des conséquences lourdes sur les jeunes employés restés en poste. Dans les hôpitaux, le départ en trois mois de 3 800 infirmières chevronnées a été une catastrophe. En guise de solution, les membres du Pont entre les générations demandent un programme de retraite progressive, qui permettrait de faire une place aux jeunes, tout en donnant aux 55 à 65 ans le temps de préparer leur départ. «Il faut être vigilant. Le partage du temps de travail ne doit pas devenir le partage de la précarité et de la pauvreté», souligne toutefois Liliane Lecomte.

«Seuls, les individus ne peuvent pas réaliser une meilleure répartition des richesses. Il faut une intervention de l’État. Nous voulons des engagements, pas des promesses», a-t-elle poursuivi. André Boisclair, ministre des Relations avec le citoyen, de l’Immigration et responsable du Secrétariat à la jeunesse, était invité à la séance de clôture. Malgré un discours qui ne manquait pas d’éloquence, il s’est contenté de répéter les positions officielles de son gouvernement: «Un projet de loi sur les clauses orphelins est en cours.»

Mais nous ne savons pas encore si les clauses temporaires seront au menu. Avec l’aisance d’un grand tribun, le ministre a esquivé la question, soulignant la nécessité de lutter contre «l’exclusion globale», celle qui n’est pas écrite dans les conventions collectives, comme le taux de chômage chez les jeunes Noirs, deux fois plus élevé que celui du même groupe d’âge, dans l’ensemble de la société…