L'extrême droite canadienne sur le Net : Métro, boulot, facho
Société

L’extrême droite canadienne sur le Net : Métro, boulot, facho

Marc Lemire, jeune Torontois d’une vingtaine d’années, administre l’un des plus importants sites d’extrême droite en Amérique, le Freedom Site. Point de ralliement des racistes canadiens, ce site nous prouve que notre beau et grand pays n’est pas à l’abri du virus idéologique qui ravage le Sud des États-Unis.

«Je sais où tu habites. Je vais te tuer ce soir. Tu ne devrais peut-être pas sortir…» Des menaces comme celle-ci, le Torontois Marc Lemire en reçoit une dizaine par semaine. Du moins, c’est ce qu’il affirme sur le site Web de son organisation, le Canadian Patriots Network – le Réseau des patriotes canadiens.

Sur ce site, on apprend également que Lemire s’est déjà fait cracher dessus, qu’il a déjà dû en venir aux poings pour défendre ses idées, et qu’il est constamment harcelé par la «gauche canadienne».

Il y a quelques mois, une poignée d’activistes ont même réussi à convaincre Interlog, le fournisseur Internet ontarien qui hébergeait le site de Lemire, de le mettre à la porte. En avril 1998, lorsqu’on a découvert qu’il s’était réfugié chez un petit fournisseur de la localité d’Oliver, dans la vallée de l’Okanagan, on a à nouveau tenté de priver Lemire de son site.
L’incident a ébranlé la Colombie-Britannique, et a suscité l’intérêt du magazine américain Wired, spécialisé en nouvelles technologies.

Mais que fait donc le pauvre Marc Lemire pour susciter autant de rancour? Simple: il est l’une des figures de proue de l’extrême droite canadienne, et le site Internet qu’il administre, le Freedom Site, chapeaute les plus importants groupes haineux au pays.

Comme tous les néo-nazis, Marc Lemire adore jouer au martyr. Il consacre la moitié de son temps à faire campagne contre les juifs, les immigrants et les homosexuels; et l’autre moitié, à brandir l’étendard de la liberté d’expression et à dénoncer les «censeurs» qui les ont à l’oil.

Brandir la Charte
Les néonazis et autres fascistes canadiens-anglais se sont mis à l’heure d’Internet, un formidable outil pour faire connaître leurs griefs tout en diffusant leur propagande haineuse. Leur présence sur le Net et les réactions qu’elle génère leur permet depuis peu d’être à nouveau à la une des médias, après plusieurs années de vaches maigres.

«C’est le meilleur outil de recrutement à notre disposition», déclare sans détour Marc Lemire sur son site. Un outil, ajoute-t-il, qui coûte bien moins cher que les méthodes artisanales (les envois postaux, les affiches placardées sur les poteaux de téléphone), et qui est beaucoup plus efficace.

Lemire est impertinent et frondeur. Sur la page d’ouverture de son site, par exemple, il publie une déclaration d’un responsable de B’Nai Brith (un organisme juif qui lutte contre les organisations d’extrême droite), qui affirme que «depuis l’avènement du Freedom Site en 1996, l’extrême droite canadienne est devenue beaucoup plus sophistiquée et nettement mieux organisée».

Site géant contenant des tonnes d’information, le Freedom Site affirme que les homosexuels sont à l’origine du virus du sida, que le terrorisme palestinien est une bénédiction, et que l’immigration est dangereuse. «Immigration can kill you», y apprend-on.

Lisa Armony, qui est à la tête de l’Institut des affaires internationales de B’Nai Brith, estime qu’Internet a revigoré l’extrême droite canadienne. «Les hatemongers ont été les premiers à prendre conscience de la puissance d’Internet, dit-elle. Le réseau leur a donné un coup de pouce considérable et leur permet d’avoir un bien plus large public.»

Grâce au Freedom Site, par exemple, une demi-douzaine de groupes ultra-nationalistes canadiens ont pu se regrouper et mettre leurs ressources en commun. Mis à part le Canadian Patriots Network de Marc Lemire, on y retrouve le Heritage Front, une organisation «qui se consacre à la préservation et à la promotion du peuple européen»; les Citizens for Foreign Aid Reform, un organisme populiste contre l’immigration; et l’Association for Free Expression, une organisation d’extrême droite qui se donne des airs progressistes en brandissant la Charte canadienne des droits et libertés.

Le Freedom Site dispose aussi d’un groupe de discussion, et vous permet d’écouter Radio Freedom, une radio qui diffuse exclusivement sur Internet. «Conçue uniquement pour ceux qui aiment la liberté», selon ses créateurs, Radio Freedom diffuse, entre autres, les discours de David Duke, politicien républicain américain qui fraie avec le KKK. Vous pouvez aussi y lire les textes de «chroniqueurs controversés» comme Pelo, Joe Lockhart, l’éditeur du magazine Trumpet of Truth, et J. Phillippe Rushton, prof de droit à l’University of Western Ontario et fervent adepte de l’eugénisme.

Interdire ou pas
Faut-il clouer le bec aux groupes d’extrême droite canadiens et les empêcher de tenir leurs discours haineux sur le Net? C’est ce que pensent le Simon Wiesenthal Center de Los Angeles et la Ligue des droits de l’Homme B’Nai Brith, qui ont réussi à convaincre BC Tel de ne pas renouveler le contrat de son client qui hébergeait le site de Marc Lemire.
Ce dernier a donc perdu coup sur coup ses fournisseurs d’accès en Ontario et en Colombie-Britannique. Pourtant, le Freedom Site est toujours accessible sur le Net. Et il risque bien de le rester à tout jamais, car peu importent les décisions rendues par les autorités canadiennes, le jeune homme pourra toujours trouver un moyen d’éditer ses propos sur la Toile.
La Commission canadienne des droits de la personne désire elle aussi interdire les propos haineux sur le Net. «L’article 13 de la Loi canadienne des droits de la personne interdit l’utilisation des lignes téléphoniques pour diffuser des messages haineux, explique Lise Dessaint, porte-parole de la Commission. Comme les modems fonctionnent par le biais de lignes téléphoniques, la Commission est d’avis que les messages haineux diffusés sur Internet doivent être considérés comme des communications téléphoniques.»

En novembre prochain, le procès d’Ernst Zundel, le célèbre Ontarien qui remet l’holocauste en question sur le Net, reprendra. La Commission canadienne des droits de la personne utilisera alors l’article 13 pour tenter de faire taire Zundel. Le hic, c’est que le fournisseur Internet de Zundel est en Californie. L’Ontarien prétend que la Loi canadienne des droits de la personne ne s’applique pas aux États-Unis. La Commission réplique que ce qui importe, c’est que les personnes visées par les messages sont des Canadiens.

La décision qui sera rendue cet automne par le Tribunal canadien des droits de la personne fera jurisprudence.

La guerre des mots
Si les autorités canadiennes ont recours à des moyens légaux afin de mettre un terme aux élucubrations des ultra-nationalistes, Ken McVay a pour sa part décidé de combattre le feu par le feu.

Depuis six ans, McVay, un citoyen de Colombie Britannique, gère un site baptisé le Nizkor Project. Un site imposant dans lequel il réfute une à une les allégations des organisations d’extrême droite.

McVay pense qu’il ne sert à rien de tenter d’interdire la propagande haineuse sur le Net car, dit-il, elle finira toujours par refaire surface. Il préfère mener une guerre larvée contre les organisations d’extrême droite sur le réseau des réseaux.
McVay aurait-il raison? En tout cas, les autorités canadiennes font face à un véritable dilemme en ce qui concerne l’interdiction des sites de propagande haineuse en sol canadien. Dilemme qu’illustre à merveille le jeune Marc Lemire sur son site Web: «Si le gouvernement canadien nous inculpe, nous aurons accès aux médias gratuitement et notre groupe aura une meilleure tribune et deviendra plus fort… Si on nous laisse tranquilles, nous continuerons simplement notre recrutement…»