Conrad Black et le National Post : Halloween 6
Société

Conrad Black et le National Post : Halloween 6

Depuis plusieurs mois, de nombreux Canadiens sonnent l’alarme: Conrad Black, baron de la presse, propriétaire entre autres du Soleil et de la Gazette, leur fait peur. Et voilà qu’il en remet en lançant un quotidien national à son image: carrément à droite.

«Nos concurrents me dépeignent comme un monstre de quatre cents livres dont il suffit de mentionner le nom pour effrayer les enfants du Canada et les obliger à manger leur brocoli ou à prendre leurs médicaments contre la grippe», déclarait le baron de la presse Conrad Black en mai dernier, peu de temps après avoir annoncé son intention de créer un quotidien national.

Une déclaration qui donne une petite idée de ce que de nombreux Canadiens pensent de Conrad Black. Ce qu’il aurait dû ajouter, c’est qu’il n’y a pas que ses concurrents qui aient une peur bleue de l’homme et de son empire de presse. La gauche canadienne au grand complet se méfie de Conrad Black.

Elle s’en méfie parce que Black est ouvertement conservateur, mais aussi parce qu’il dispose d’une tribune en or. Actuellement, il possède une soixantaine de quotidiens au pays, via deux importantes entreprises qu’il contrôle: Hollinger et Southam – au Québec, il est propriétaire du quotidien montréalais The Gazette, du Soleil de Québec, du Droit d’Ottawa et du Quotidien de Chicoutimi. Une soixantaine de quotidiens sur un grand total de 105. Ce qui signifie que plus de 40 % du tirage global des quotidiens canadiens est entre ses mains.

Certains craignent également son appétit vorace. Insatiable, Black a consolidé son empire de presse en sol canadien à une vitesse remarquable au cours des dernières années. Comme si ce n’était pas assez, voilà donc que l’homme d’affaires lançait, fin octobre, le National Post. Un quotidien qui, comme son nom l’indique, sera distribué d’un bout à l’autre du Canada. Concurrent direct du Globe and Mail, jusqu’ici seul quotidien national, le National Post joue dans ses plates-bandes. Tout comme le Globe, il s’agit d’un quotidien prestigieux à la facture soignée et au contenu de qualité. D’aucuns qualifient son lancement, qui a nécessité un investissement de plus de cent millions de dollars, du plus grand pari du baron de la presse. Chose certaine, le National Post donne la frousse à bien du monde.

Journalisme sous influence?
«Black est dans une classe à part. Il privilégie plutôt l’ancienne conception des journaux. L’époque où les journaux comportaient plus d’opinion, où les propriétaires les utilisaient comme outils d’influence politique», estime Florian Sauvageau, directeur des programmes de journalisme de l’Université Laval.

Évidemment, la conception du journalisme préconisée par Black en agace plusieurs. Surtout qu’il n’a pas la langue dans sa poche – il a, entre autres, toujours soutenu qu’une bonne partie des journalistes étaient paresseux et ignorants -, et qu’il ne se gêne pas pour intervenir à la une de ses journaux.

Un exemple récent: Black, dont les affinités avec Brian Mulroney sont connues, a publié, en octobre, une critique du livre intitulé Presumed Guilty (Présumé Coupable). Un livre qui réhabilite l’ex-premier ministre canadien, dont la réputation a été passablement ternie par le scandale Airbus. Black n’a pas lésiné sur les moyens afin d’être entendu. Il a publié sa critique à la une de tous ses quotidiens canadiens. En outre, il y a clairement démontré de quel bois il se chauffait. Il y a expliqué que certains journaux, appartenant à Southam, avaient dérapé dans la couverture de l’affaire Airbus, à une époque où il ne contrôlait pas encore l’entreprise. A la fin de sa recension, il assurait qu’une telle couverture ne serait plus possible maintenant qu’il est à la tête de Southam.

Conrad Black semble donc se réserver un sérieux droit de regard sur le contenu des journaux qu’il possède. «La critique du livre Presumed Guilty en est un bon exemple», affirme Rick Salutin, écrivain et chroniqueur média au Globe and Mail depuis près d’une dizaine d’années. «Lorsque Black est devenu propriétaire de The Gazette, n’a-t-il pas dit qu’il ne tolérerait pas que le journal reste modéré et sympathique envers les souverainistes?» Effectivement, Black avait alors fait connaître ses couleurs, ce qui avait poussé la directrice du quotidien montréalais The Gazette, Joan Fraser (aujourd’hui sénatrice) à quitter son poste.

Rick Salutin va jusqu’à affirmer que c’est avant tout le pouvoir des mots qui intéresse le baron de la presse. «Selon moi, Conrad Black n’est pas un homme d’affaires en premier lieu. Ce qui l’intéresse le plus, ce n’est pas l’argent ou le profit, c’est d’influencer les idées et l’idéologie.»

Son objectif, il le met en pratique via le National Post, croit Florian Sauvageau. «L’opinion y est beaucoup plus palpable, même dans les textes de nouvelles. Ça détonne en Amérique du Nord où l’on est habitué à la presse d’information.» Une opinion uniforme – carrément à droite. Black n’a pas pris de risques, il a recruté des plumes reconnues pour leur idéologie conservatrice et pour leur franc-parler. Au sommaire: Diane Francis, Mordecai Richler, David Frum, Andrew Coyne et Terence Cochrane, un transfuge du concurrent du National Post («sa chronique était probablement ce qu’il y avait de plus à droite dans le Globe and Mail», indique Sauvageau). Tout pour plaire aux électeurs du Reform party!

Ceci dit, le Post a tout de même confié une chronique à Chantal Hébert, journaliste à La Presse, qui est à même d’offrir une vision plus objective du Québec. Et le quotidien The Gazette vient tout juste d’offrir une chronique à la souverainiste Josée Legault.

à droite, toute!
«A une époque comme la nôtre, j’aurais préféré que l’on ne mette pas la hache dans les forces armées, et que l’on achète ces quelques hélicoptères nécessaires à la garde côtière et à la marine, au lieu de subventionner des conseils du Statut de la femme supplémentaires.» Pas de doute, Barbara Amiel, auteure de ces lignes écrites en 1995, est à droite elle aussi. Incidemment, la chroniqueuse au magazine Maclean’s est l’épouse de Conrad Black. Ce qui lui vaut de subir les foudres de plusieurs Canadiens, tout comme son mari.

Cette citation militariste, on la retrouve sur un site Internet intitulé Blackenvy, inauguré le jour même du lancement du National Post par une organisation prénommée avec cynisme The Friends of Conrad Black. Avec cynisme, parce que le site regroupe des centaines de citations de Black et de sa femme, citations tellement conservatrices qu’elles en deviennent douteuses.

Ce n’est pas la première fois que des Canadiens s’en prennent à Black. Maude Barlow, présidente du Conseil des Canadiens, a publié l’an dernier un pamphlet contre l’homme d’affaire: The Big Black Book. En fait, depuis la prise de contrôle de Southam par Black en 1996, on ne compte plus les récriminations à son endroit. Le jour précédant le lancement du National Post, quelques étudiants ontariens se sont même mobilisés pour aller manifester dans la rue, pancartes au bout des bras et bâillons noirs sur la bouche, contre la concentration de la presse au pays. Un peu comme si des étudiants de l’UQAM avaient manifesté contre Péladeau lorsqu’il a acheté TQS!

La gauche canadienne a-t-elle raison de craindre le baron de la presse? Florian Sauvageau affirme que oui, mais seulement jusqu’à un certain point. «Black pourfend la gauche, explique-t-il. Maude Barlow et les autres n’ont pas complètement tort. La propriété d’autant de journaux lui donne une influence potentielle absolument énorme. Ceux qui sont contre la mondialisation ou pour l’exception culturelle, par exemple, trouvent qu’il y a de moins en moins de place pour s’exprimer.» Néanmoins, explique le professeur, l’influence de Conrad Black demeure potentielle. «S’il décidait demain de mettre le Soleil de Québec au service de Jean Charest, ça ne marcherait pas, parce que la moitié de ses lecteurs sont souverainistes. Ils arrêteraient de lire le journal.»

Pour leur part, les Québécois doivent-ils craindre que Black – qui a déjà écrit que le réseau français de Radio Canada était une «agence québécoise de propagande séparatiste financée en grande partie, involontairement, par les fédéralistes» – ne jette de l’huile sur le feu et n’attise encore plus la rancour des Canadiens anglais à l’égard du Québec? Florian Sauvageau ne le pense pas. Pour une simple et bonne raison: les médias canadiens cassent déjà du sucre sur le dos des Québécois.
«Des gens comme Gérald Leblanc, un journaliste à La Presse qui lit les journaux canadiens, ont déjà dit qu’ils y avaient ressenti une agressivité supplémentaire à l’égard du Québec depuis quelques années. Les médias canadiens sont déjà très braqués contre le Québec. Est-ce que ça peut vraiment être pire?»