Les nouveaux visages de l'homophobie : Le triangle noir
Société

Les nouveaux visages de l’homophobie : Le triangle noir

Morte, l’homophobie? Non, elle a juste changé de visage. Chez les cathos, par exemple, elle s’est fait faire un lifting humaniste. On ne veut plus se débarrasser des homosexuels: on veut les «guérir». Autre moyen. Même haine.

L’image à la une du New York Times vaut mille mots. Pendant qu’un père et une mère pleurent leur fils, des membres de groupes religieux ultraconservateurs lancent des injures à la foule consternée. Sous une première neige d’automne, ces manifestants font du «piquetage» près d’une église. A bout de bras, ils brandissent des pancartes affichant: «Dieu déteste les fifs»; «Le sida guérit de l’homosexualité»; «Les pervers brûleront en enfer»… Ces troublants messages de haine venaient assombrir davantage le ciel au-dessus du cimetière, quelque part au Wyoming.

Le 12 octobre dernier, la mort de Matthew Shepard – sauvagement battu par deux hommes et ligoté à une clôture dans un champ, puis abandonné à ses blessures dans le froid – a ravivé le débat sur l’homophobie à travers le monde. L’étudiant de vint et un ans est devenu le symbole des crimes haineux dont sont victimes, depuis la nuit des temps, les homosexuels.
A une époque où jamais – du moins, depuis les Grecs – autant d’hommes et de femmes ont décidé de vivre ouvertement leur homosexualité, l’homophobie a pris un nouveau tournant. Puisque les gais sont plus visibles – à la télévision, au cinéma, en politique et dans le sport -, personne ne peut faire comme s’ils n’existaient pas, ou comme si c’était une déviation passagère. Alors, les homophobes s’organisent.

A l’instar des bigots lors des funérailles de Matthew Shepard, de nombreux homophobes exposent publiquement leur dégoût envers les gais et les lesbiennes. Ils ont leur documentation, leurs groupes de pression, leurs sites Internet, leurs appuis politiques et financiers, ainsi que des pratiques pas très catholiques.

Par exemple, des sites – surtout aux États-Unis – identifient des gais récemment décédés, et invitent les homophobes à aller manifester sur leurs tombes! D’autres sites encouragent le tabassage de tapettes (fag bashing) en pointant les meilleurs endroits où l’on peut casser du pédé, sans craindre de se faire arrêter.

Naviguer dans ces pages donne carrément la nausée. Les propos outranciers s’accumulent dangereusement, avec le seul but d’attiser la haine contre les homosexuels. Par exemple, le site de l’American Guardian, visité par plus de 500 000 internautes et lauréat du Best Christian Web Award 1998, publie, sous la rubrique Fag Facts, une liste exhaustive (huit pages) d’«informations» saugrenues. Une sorte de petit catéchisme du parfait homophobe.

Tenez-vous bien. On peut lire, entre autres, que «le fif moyen (sic) mange les excréments de vingt-trois hommes différents CHAQUE ANNÉE». Ou que «les homosexuels sont dix-neuf fois plus exposés aux accidents de la circulation que les conducteurs hétéros». Les lesbiennes ne sont pas épargnées par cette liste. «Elles sont onze fois plus suceptibles d’avoir des relations sexuelles avec des espèces non humaines» (!) et ont recours «une fois et demie plus souvent que les autres femmes à l’avortement»! Finalement, ce «dossier» de l’American Guardian tombe dans la démagogie socio-économique: «Le revenu moyen d’un fif (sic) est de 55 430 $ US, alors que celui de la population américaine en général est de 32 144 $ US, et celui des Noirs, de 12 166 $ US.»

Fin des citations. En passant, aucune source n’est mentionnée à l’appui de ces chiffres.

La croisade anti-gais
Le lendemain des funérailles de Matthew Shepard, le débat pour une législation contre les crimes haineux – qui ne visent pas seulement les gais, mais aussi les autres minorités – reprenait avec force aux États-Unis. Mais, bien que le président américain soit sensible à la violence anti-gais, la bataille est loin d’être gagnée: plusieurs groupes religieux et politiciens conservateurs veulent empêcher un amendement à la loi. A leurs yeux, en protégeant les citoyens gais, l’État pousse la jeunesse vers l’homosexualité! Un argument qu’on retrouve au Canada, chez des députés du Reform Party, par exemple, qui estiment que l’homosexualité est un choix. Ou de la part de l’ex-députée libérale Roseanne Skoke, dont la croisade anti-gais n’a jamais été dénoncée par son chef, l’Honorable Jean Chrétien.

Après l’avortement, la guerre aux gais est devenue la priorité de la droite morale américaine et canadienne. L’été dernier, le leader de la majorité républicaine au Sénat, à Washington, Trent Lott, a comparé l’homosexualité «à la kleptomanie, à la toxicomanie et à l’alcoolisme». Personne dans son parti n’a jugé bon de le réprimander. Au contraire, des républicains l’ont défendu, en prétextant que Lott était la cible d’une campagne de salissage du lobby homosexuel! Pendant ce temps, les dirigeants de groupes traditionalistes comme Family Research Council et Focus on The Family (2,3 millions de membres) achètent des pleines pages dans les quotidiens. Leur campagne de pub, orchestrée par une agence nationale, montre des témoignages d’«ex-gais» qui confessent être «la preuve vivante qu’on peut guérir de son homosexualité».

Signe des temps, le nouveau président de la Christian Coalition, Randy Tate, a fait de la lutte contre l’homosexualité son cheval de bataille. Jeune, trente-deux ans, et bon communicateur, Randy Tate accepte les invitations des émissions populaires, telle Good Morning America, pour diffuser sa propagande.

Comment guérir son homosexualité
Plus près de nous, le groupe catholique Courage organise, avec la bénédiction de l’archevêque du diocèse, des réunions pour «guérir les homosexuels». Les organisateurs de Courage prônent la chasteté, ou la conversion au mariage hétérosexuel. Est-ce possible de changer une orientation sexuelle avec des prières et un peu de bonne foi?

«Oui, estime le père Jerry McCormick, de la paroisse Saint Elizabeth, à Ottawa. Tous les vendredis soir, une demi-douzaine de gais repentants se réunissent dans mon église. Nous discutons de leurs péchés. Je m’occupe de Courage à Ottawa depuis onze ans. J’ai donc connu plusieurs hommes qui ont rejeté l’homosexualité, pour ensuite se marier et vivre heureux avec une famille.»

Que pense le révérend père des propos homophobes et haineux de certains groupes chrétiens? «Je trouve ça déplorable. De mon point de vue, l’Église n’est pas homophobe. Elle condamne les comportements homosexuels, mais pas les individus. Par expérience, je sais que ce n’est pas facile pour eux. D’ailleurs, en dehors du mariage et de la procréation, nous exigeons la chasteté pour tout le monde.»

Même la masturbation est à l’index chez Courage, car elle «nuit à la personnalité et à l’épanouissement des individus en les rendant égoïstes»! On retrouve d’autres groupes semblables dans plusieurs villes canadiennes, mais aucun à Montréal – du moins, pas chez les catholiques. (Nous avons essayé de rejoindre monseigneur Turcotte pour avoir ses réactions à ce sujet, mais l’archevêché n’a pas répondu à nos appels.) Néanmoins, l’an dernier, le congrès annuel du groupe Courage a eu lieu au Québec, à Aylmer. Comme quoi la chasteté peut titiller nos deux solitudes.

Le révisionnisme rose
Malheureusement, l’homophobie n’est pas l’apanage des ultra-conservateurs et des extrémistes religieux. On la retrouve à droite comme à gauche de l’échiquier politique, chez les intellectuels comme chez les démagogues, chez les artistes comme chez les prolos. Et même à l’intérieur de la communauté gaie!

La dernière mode chez les gais libéraux, c’est la remise en question du gay lifestyle. Un terme absurde, le gay lifestyle. Est-ce que les modes de vie de Rufus Wainwright, Marie-Claire Blais, Svend Robinson ou Michel Girouard sont similaires? Soyons sérieux! L’orientation sexuelle n’est pas un style de vie.

Mais les pourfendeurs du gay lifestyle condamnent les excès de l’après-révolution sexuelle. En Europe et aux États-Unis, des écrivains et penseurs homosexuels – dont Andrew Sullivan, ancien rédacteur en chef du sérieux New Republic – ont publié des essais qui dénoncent «la culture gaie radicale» des années 80. Des phénomènes tels que la Fierté gaie, les Villages, les parades, voire la fréquentation des discothèques sont devenus des stigmates. Selon ces révisionnistes roses, le plaisir nuit (aux gais) avec l’usage, et empêche leur reconnaissance sociale. «The party is over», disent-ils. Jetez vos disques de Madonna, cessez de draguer et de vous amuser. Un peu de sérieux, messieurs! L’avenir passe par le mainstream. Soyez propres, respectables et monogames, et on vous acceptera.

Dans le webzine Salon, la philosophe américaine Camille Paglia a écrit un texte polémique, The Dangers of the Gay Agenda, à la suite du meurtre de Matthew Shepard. Paglia, qui est homosexuelle, explique que «la principale différence entre les lesbiennes et les gais, c’est la drague», ou le plaisir hédoniste d’un mode de vie «négatif». «La drague n’est surtout pas de l’amour, affirme Paglia; c’est une chasse au cours de laquelle le prédateur peut devenir la proie. Un jeu très excitant, mais qui comporte de gros risques, incluant la mort.»

Pour Paglia, Shepard n’a pas été seulement victime de deux criminels homophobes, mais aussi «des excès du militantisme gai qui donne un faux sentiment de sécurité aux jeunes homosexuels». Elle s’oppose d’ailleurs à la législation contre les crimes haineux: «Aucune loi ne protégera pleinement les hommes gais qui draguent des étrangers.»

Avec une «amie» comme Paglia dans leur communauté, les homosexuels n’ont pas besoin d’ennemis! Que fait Paglia de la responsabilité civique des hommes hétérosexuels? Les straights ne peuvent-ils pas côtoyer socialement des gais sans jouer au Far West?

Des hommes de bonne volonté?
On ne connaît pas toutes les circonstances qui ont poussé Shepard à partir, ce soir-là, en compagnie de deux gars rencontrés dans un bar. Mais on sait ceci: Matthew Shepard mesurait cinq pieds deux pouces et pesait moins de 115 livres… Si deux hétérosexuels, élevés à la dure école de la délinquance, trouvent intimidantes les «avances» d’un jeune homme aussi frêle, quelque chose ne va pas avec leur testostérone!

Depuis toujours, les femmes sont la proie de dragueurs effrontés, parfois menaçants. Est-ce que les filles vont se mettre à pendre tous les machos par les couilles? Si l’acceptation sociale des gais exclut l’étalage, inoffensif, de leurs désirs, aussi bien cesser la lutte tout de suite! Demande-t-on à un Asiatique ou à un Noir de masquer la couleur de sa peau afin de le tolérer?
Malheureusement, la majorité des hommes hétérosexuels préfèrent encore ridiculiser les gais, au lieu de se demander comment vivre avec eux. C’est un lieu commun: autant les lesbiennes peuvent exciter les hétéros, autant les gais peuvent troubler leur masculinité. Et pas seulement celle des rednecks du Wyoming ou de l’Alberta…

Malgré le progrès social et le climat de tolérance, le Québec demeure une société assez homophobe. La vie gaie en dehors du centre-ville montréalais n’est pas toujours rose.

L’homophobie est insidieuse, car elle fait partie de nos mours. Qui n’a pas, en réserve, depuis l’enfance, une bonne joke méprisante sur «les tapettes»? Écoutez certains animateurs de CKMF ou de CKOI: ces grandes gueules déversent leur dose quotidienne de blagues humiliantes sur «les tapettes». Regardez Piment fort, les zozotements et les poignets cassés de Normand Brathwaite, quand il évoque Gilles Gagné ou fait référence au parc La Fontaine: est-ce vraiment nécessaire? Jusqu’à La fin du monde est à sept heures, émission iconoclaste s’il en est, où il est de bon ton – merci aux scripteurs – de rire des «fifs».

Récemment, Marc Labrèche a exprimé en ondes – sans méchanceté – sa franche répulsion à la simple pensée de coucher avec un homme. Certes, le comédien n’a pas à se forcer pour avoir des désirs homoérotiques. Mais retournons la situation. Si un animateur gai – et il y en a plus que vous ne le croyez – exprimait, publiquement, son dégoût à l’idée de toucher au corps d’une femme, comment la moitié du Québec réagirait-elle à ces propos misogynes?

Il faudra bien qu’un jour les communicateurs populaires réalisent que les gais et les lesbiennes forment aussi un important segment de leur auditoire. Même si ce ne sont pas eux qui font grimper leurs cotes d’écoute…