Interview avec une dominatrice : Ayoye!
Ne reculant devant rien pour nous informer, notre journaliste Éric Grenier a pénétré dans le donjon secret d’une experte en domination, qui compte quelques militaires parmi ses clients. Ce n’est pas seulement un boulot: c’est une aventure…
La force de l’image, au cinéma, nous imprime parfois d’indécrottables préjugés dans le coco. On imagine par exemple que les dominatrices habitent toutes des quartiers mal famés, et qu’elles ressemblent toutes à Uma Thurman. Or, j’en ai rencontré une, cette semaine. Non seulement elle demeure dans un élégant quartier, mais elle ressemble à votre belle-mère.
Cette femme (appelons-la Maîtresse) accueille des hommes à son domicile. Toutes sortes d’hommes: des vieux, des jeunes, des professionnels, des businessmen, des prêtres, des rabbins «de toutes les religions». Ils y viennent subir la fessée, le rude frottage de l’organe, y sentir la douleur à l’anus.
Maîtresse est dominatrice professionnelle et reine de la soumission. Un métier, une activité, un sideline qui se pratique aux frontières de la loi et de la morale, et qui se situe entre prostitution et psychanalyse, sans être ni l’un ni l’autre.
Maîtresse a exercé mille métiers. Dans un passé plus ésotérique, elle a balancé des shakras et visité des vies antérieures. Mais, depuis six ans, cette jeune grand-mère prend plaisir à explorer l’insconscient des hommes où, paraît-il, on sent les «odeurs de l’âme».
Suivons-la dans son éden – qui, nous jure-t-elle, sent le jardin de roses. «Quand je travaille en érotisme, même quand j’explore l’anus, dit-elle en riant, ça ne sent pas les défections, parce que les gens qui viennent me voir sont vrais. Ils s’ouvrent à moi et se confient. Je suis privilégiée.»
Pour «venir», va ailleurs
Le donjon de Maîtresse se trouve dans ce qui était probablement un hangar autrefois. Un paravent nippon sépare son lieu de travail du reste de sa résidence. Pour atteindre la fameuse chambre noire, il faut traverser sa maison en entier, en se faisant lécher les mains par Chivas Regal, un golden retreiver de race. Soit dit en passant, le chien ne participe aucunement aux activités de Maîtresse. «Il y a trois tabous que je conserve: le sang, les animaux, et les enfants. Pour le reste, je suis ouverte. Mais ces trois-là, pas question que je touche à ça.»
On pourrait ajouter la masturbation à sa liste de Non-Non. Car, telle une funambule, Maîtresse avance en équilibre précaire sur le fil de la légalité. «Il ne doit pas y avoir l’acte de faire l’amour, sinon, c’est de la prostitution. Cela dit, entre vous et moi, il y a plein d’escortes qui font de la domination… De toutes façons, je suis censée être la dominatrice, et le client, l’esclave. Alors, pourquoi me fendrais-je en quatre pour lui faire plaisir? Je veux plutôt lui faire découvrir une façon inusitée de jouir, dans une combinaison douleur-douceur, sans l’acte sexuel.» Bref, si je te fouette et que tu viens, c’est un crime. Mais si je te fouette et que tu te contentes de crier de plaisir, pas de problème…
Voilà pour les mises au point. Revenons au donjon.
On est loin de la caverne lugubre – quoique Maîtresse utilise à l’occasion la cave humide de sa maison pour y attacher certains de ses clients pendant de longues heures. Si l’éclairage rouge laisse l’impression d’entrer dans un peep-show, le décor, lui, fait dans la discrétion. Si ce n’était des drôles de bébelles qui nous entourent (pinces, épingles à linge, ceintures et colliers de cuir, gants de pêcheurs de morue rugueux comme du papier sablé gros grain numéro huit), la pièce ressemblerait à un sous-sol de Laval.
A l’entrée du donjon, trône un prie-Dieu, sur lequel plusieurs clients demandent miséricorde. «Il y a quelque chose de religieux, de très catholique dans la domination. Après tout, c’est un rituel également.»
Où Maîtresse achète-t-elle ses instruments et ses accessoires? Chez le quincaillier du coin! «Dans les sex-shops, on se fait avoir, explique-t-elle. Alors qu’à la quincaillerie, on regarde les objets, on se fait aller l’imagination, puis on leur trouve une utilité!»
Parfois, elle sort de son donjon, et amène ses esclaves dans des lieux incongrus, comme en forêt. Les clients peuvent se promener à cheval, et se faire attacher à un arbre. «Avec mes clients, on se monte des scénarios de films, et, de visite en visite, on ajoute des petits trucs.» C’est le défi de la dominatrice qui se soucie du bien-être de sa clientèle: ne jamais être répétitif, histoire de ne pas les ennuyer.
Fouet ou Prozac?
Sans être triés sur le volet, les clients de Maîtresse doivent néanmoins passer le supplice de l’interrogatoire lors de la première visite. Certains seront admis, d’autres pas. Un peu exclusive, la madame…
«En effet, même si je travaille avec des chaînes, je n’ai pas le goût de travailler à la chaîne! Je suis donc très sélective avec mes nouveaux clients. Je leur pose des questions sur leurs fantaisies. Je les rassure aussi. Tout le monde n’est pas nécessairement prêt pour ce genre de choses, et c’est normal qu’ils soient inquiets la première fois. Si je sens que la personne risque de ne pas être à l’aise avec telle ou telle pratique, je la lui déconseille. Si pendant la séance, la personne me fait signe que c’est trop, j’arrête. C’est bien beau, le jeu de la dominatrice et de l’esclave, mais il faut que ça reste un jeu. Il y a des dominatrices qui se prennent trop au sérieux et qui continuent malgré la volonté du client.» Autre défi pour la dominatrice, celui d’éviter l’abus de pouvoir, facile en ces conditions.
A l’intérieur des limites du jeu, les relations qui s’établissent entre Maîtresse et ses esclaves changent selon leur âge: plus maternelle avec les jeunes, plus odipien avec les hommes d’âge mur, relation mère-fille ou amante-amant avec d’autres.
Ce qu’ils viennent y chercher? «Le plaisir d’être frappés, de la sévérité dans un décorum. Ils viennent surtout retrouver le plaisir qu’ils ont éprouvé lors de l’éveil de leur sexualité quand, jeunes adolescents, ils ont subi des fessées, des rapports de domination.»
«C’est un érotisme sain: c’est dit, c’est fait, point. Je suis plus efficace qu’un psy. Il faut choquer les gens, les remettre à leur place pour pouvoir les rééquilibrer. Certains de mes clients occupent des postes d’autorité dans leur vie professionnelle, et ils sentent le besoin d’être eux-mêmes disciplinés. C’est le cas des militaires qui viennent me voir, par exemple. Ces gens ont besoin d’être giflés, d’être humiliés, de se faire donner des ordres.»
Bref, une rééducation par l’humilité. Peut-être serait-ce là le traitement nécessaire à Jean Chrétien?
La loi c’est la loi
Légal, le sadomasochisme? En tout cas, la dominatrice la plus célèbre au Canada, Terri-Jean Bedford, alias Madame de Sade, a dû accepter elle-même d’être punie par la loi canadienne. En octobre dernier, madame de Sade, qui sévissait à Toronto-la-prude, a écopé d’une amende de trois mille dollars pour avoir tenu «donjon» – une maison de débauche, aux yeux du juge de la Cour de l’Ontario. La Couronne avait réclamé une incarcération de neuf mois. Fidèle à la devise du métier «Fais-moi mal, Johnny», madame Bedford a déclaré à sa sortie du tribunal qu’elle avait l’intention de reprendre du collier… de chien, quitte à revenir devant la justice.Montréal-la-Havane-du-Nord n’est pas en reste. En 1996, la police de Jacques Duchesneau avait lancé un mandat d’arrestation international contre Sylvia Wahl, la première maîtresse du Fetish Café, rue Beaudry. En mai dernier, son procès s’est tenu en l’absence de la prévenue, qui s’était réfugiée dans son pays natal, l’Allemagne. La Couronne tenait mordicus à cette cause, vu que la jurisprudence en matière de domination et de fétichisme est quasi inexistante au Canada. Pendant la diffusion de preuves vidéo, la jeune greffière se cachait les yeux avec les mains. On attend encore la sentence.La représentation même de la soumission sexuelle cause des nausées aux autorités. Au cinéma, Crash, du réalisateur David Cronenberg, dans lequel l’arme de torture était une auto, avait été mis à l’index par la Grande-Bretagne. Après protestation du réalisateur Ken Loach et de l’acteur Jeremy Irons (pédophile dans Lolita, amant de sa bru dans Damage, amant d’un travesti dans M. Butterfly, assassin de sa femme dans Reversal of Fortune, jumeau pervers dans Dead Ringers), le film avait enfin obtenu droit de diffusion.