Toxicomanie VIH/sida : Le bout du rouleau
Société

Toxicomanie VIH/sida : Le bout du rouleau

A Montréal, des centaines de toxicomanes sont séropositifs. Le Programme toxicomanie VIH/SIDA leur vient en aide depuis six ans. Mais sa survie est menacée, faute de subventions. Le docteur JEAN ROBERT se vide le cour.

Le docteur Jean Robert, chef du Département de médecine préventive (DMP) du Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM), fait une crise de nerfs. La survie du Programme spécial toxicomanie VIH/SIDA est menacée. Ses activités pourraient cesser le 31 décembre prochain. «Mon contrat et notre subvention ne sont pas encore renouvelés. Et la Régie régionale de la santé ne nous répond plus.»

Ce Programme spécial vient en aide aux personnes toxicomanes atteintes du sida. Il s’agit d’une double problématique qui entraîne de lourdes conséquences. Leurs usagers sont souvent des utilisateurs de drogues injectables. Malgré leur séropositivité, ils peuvent avoir des comportements à risque, comme partager des seringues souillées ou avoir des relations sexuelles non protégées. Ils sont souvent sans emploi et sans abri. Ils ont parfois des problèmes de santé mentale. C’est aussi une population très «judiciarisée». Des all-dressed, comme on les appelle dans la police.

En six ans d’existence, l’équipe du Programme spécial s’est constitué une clientèle de 566 personnes. Les gens sont référés par des organismes sociaux ou par les services de santé des prisons de Tanguay ou de Bordeaux. «Nous suivons nos patients jusqu’à la mort», explique Daniel Gougeon, intervenant. Déjà, 115 de leurs clients sont décédés.

Un cas désespéré
«Quand j’ai appris que j’avais le sida, toute ma vie s’est écroulée. Mes amis mouraient autour de moi», se rappelle Claude, un homme d’une trentaine d’années. Ce travailleur dans le domaine de l’hôtellerie avait une mémoire phénoménale. Mais atteint de neuro-sida, il ne se rappelait même plus la date ou l’heure. Il avait aussi de fortes montées d’agressivité.

Toxicomane, ses crises étaient difficiles à gérer pour le personnel de sa maison d’hébergement. Quand les intervenants du Programme spécial l’ont rencontré, on allait le mettre à la porte de sa maison-ressource pour sidéens. «Si ça n’avait pas été d’eux, je serais tombé dans la rue. La maladie m’a presque entraîné dans l’itinérance.»
Les toxicomanes sidéens sont accueillis comme des chiens dans un jeu de quilles par tout le réseau de santé. Claude en sait quelque chose. «Après une tentative de suicide, un médecin à l’hôpital m’a dit comment m’y prendre pour ne pas manquer mon coup la prochaine fois. Il ne voulait pas me revoir», a-t-il raconté. L’intervenant Daniel Gougeon est scandalisé par certains comportements du personnel des hôpitaux à l’égard de sa clientèle. «Je dois me battre tout le temps. Un médecin a déjà renvoyé une femme chez elle en disant que c’était une manipulatrice et qu’elle n’était pas malade! Mais son état s’est rapidement détérioré et elle est morte deux semaines plus tard. C’est le même problème dans tous les centres hospitaliers.»

«Un sidéen toxicomane en crise, ce n’est pas simple, mais on peut quand même faire quelque chose», s’exclame Patricia Méalin, infirmière au Programme spécial. La preuve, Claude, que tout le monde avait abandonné, vit en appartement depuis trois mois. Aujourd’hui, il est difficile de croire qu’il soit tombé si bas. Il garde des liens avec les intervenants, en allant prendre un café avec eux une fois par mois.

L’équipe du Programme spécial fait aussi du travail de rue. Patricia Méalin accompagne les intervenants de Spectre de rue, d’En Marge 12-17 ou de L’Anonyme dans leurs tournées. Elle rencontre surtout des jeunes en fugue qui squattent des bâtiments barricadés du centre-ville. Envahis par les rats, les immeubles désaffectés sont un bon endroit pour contracter des maladies infectieuses, comme la gale, qui est très contagieuse. «Ça prend une bonne lampe de poche. On est mieux de regarder où l’on met les pieds», explique l’infirmière.

Les jeunes de la rue n’ont pas accès aux mesures élémentaires d’hygiène. Aussi, plusieurs se piquent avec une solution faite avec l’eau des toilettes. «Comme c’est très insalubre, ça peut causer toutes sortes d’infections. Je leur fais des pansements et je leur donne des instructions pour s’injecter sans risquer de faire d’abcès.»

Anguille sous roche?
Le Programme spécial toxicomanie VIH/SIDA a été créé en 1991, après la fermeture du centre Dernier Recours Montréal. Des itinérants avaient alors été trouvés morts de froid dans les rues. Le ministre de la Santé avait accordé une subvention de 250 000 dollars par an pour financer une équipe multidisciplinaire. Mais, depuis sa fondation, les conditions de travail ne cessent de se détériorer. Les douze intervenants et dix médecins qui y travaillent sont tous contractuels à temps partiel. Leurs locaux ne sont pas fournis par l’hôpital. «Nous avons déménagé quatre fois au cours des deux dernières années», déplore Patricia Méalin.

Il y a pire. L’équipe fait régulièrement le tour des bars de danseuses et de danseurs nus dans le cadre d’un programme de vaccination. Mais, depuis trois mois, ils n’ont plus de vaccins contre l’hépatite A et, bientôt, il n’y en aura plus contre l’hépatite B. «Nos rendez-vous sont déjà fixés! Mais on nous dit qu’il n’y a plus d’argent!» déplore le docteur Jean Robert. L’incertitude qui plane sur l’avenir du Programme a des impacts humains incalculables. Daniel Gougeon n’ose plus entrer en contact avec de nouvelles personnes. «Est-ce que je devrai les laisser tomber le 31 décembre prochain?» se demande-t-il.

Danièle Laurin, responsable des relations publiques du CHUM, comprend les inquiétudes. Mais elle se fait rassurante. «Tout converge pour que la subvention ministérielle du Programme spécial toxicomanie VIH/SIDA soit renouvelée. Les intervenants font un travail essentiel au centre-ville. C’est une perle, qu’il faut soutenir, consolider et développer», affirme-t-elle.

Et pourtant, ces propos alarment encore plus les responsables du Programme spécial. «Que veulent-ils dire par >développer>? Veulent-ils détourner les fonds vers d’autres clientèles, en ouvrant une clinique externe pour les toxicomanes? Il y a anguille sous roche», croit le docteur Robert.

Au CHUM, on assure qu’il n’est pas question de modifier la vocation du Programme. Mais, pour Jean Robert, la solution arrivera trop tard. «Par leur abstention, ils nous fragilisent. C’est le même problème de sous-financement chronique à travers l’ensemble du secteur communautaire», déplore-t-il.