Liah Greenfeld : Le nationalisme ne tue pas l’économie!
Pour les adeptes du laisser-faire économique, la nation est une tare. Il n’y a de progrès que dans la mondialisation. Or, selon LIAH GREENFELD, prof de sociologie à Boston, c’est la nation qui a accouché de l’économie moderne! S’il n’y avait pas de conscience nationale, il n’y aurait pas de compétition, donc pas de croissance…
Pourquoi une spécialiste du nationalisme s’interrogerait-elle sur l’apparition de l’esprit économique moderne? C’est que pour Liah Greenfeld, professeure de sociologie à l’Université de Boston, le nationalisme et l’économie moderne sont intimement liés.
Selon Greenfeld, c’est la recherche de prestige qui explique l’apparition du nationalisme. Pendant longtemps, le mot «nation» désignait uniquement la noblesse. Ce sont les bourgeois anglais du seizième siècle qui sont parvenus à redéfinir le mot «nation» d’une manière telle qu’il englobait toute la population.
Liah Greenfeld travaille présentement à The Spirit of Capitalism, un nouveau livre dans lequel elle explore l’apparition de la conscience économique moderne. Elle était de passage à Montréal la semaine dernière, invitée par le Groupe d’étude et de recherche sur la sécurité internationale (GERSI) affilié à l’Université de Montréal et McGill. Elle a déclaré que, contrairement à l’idée largement répandue, l’économie moderne et le nationalisme ne sont pas deux forces opposées. Au contraire…
Selon vous, l’époque moderne est caractérisée par une conscience économique qui lui est propre. Comment pouvez-vous faire une telle affirmation?
Pour comprendre l’émergence de nouvelles consciences, il faut retourner aux sources premières. Si l’on veut comprendre la naissance du nationalisme, il faut découvrir à quel moment les individus ont commencé à tenir un discours nationaliste et à voir le monde comme étant divisé en nations. Pour cela, j’étudie les textes d’époque (journaux, textes de lois, ouvres littéraires, pamphlets, discours, lettres personnelles).
J’ai ainsi découvert une chose surprenante: il n’y a pas toujours eu de conscience économique comme on l’entend aujourd’hui. Ainsi, lorsque les Grecs de l’Antiquité parlaient d’économie (car ce sont eux qui ont inventé le mot), ils faisaient référence non pas aux affaires de la Cité mais plutôt à la gestion des affaires de la maisonnée.
Mais n’y a-t-il pas toujours eu ce que les marxistes appellent des «luttes de classes»?
Certainement, mais il n’existait pas un discours structuré évoquant une quelconque conscience économique comparable à l’esprit économique d’aujourd’hui, qui nous pousse à tout analyser en termes économiques, que ce soit la culture ou la politique.
Dans la société chrétienne médiévale, par exemple, les questions économiques n’avaient pas d’importance, et la richesse était même perçue comme un handicap qui rendait plus difficile l’accès au paradis. Les nobles, quant à eux, ne s’«abaissaient» pas à pratiquer le commerce, cherchant la gloire militaire plutôt que le simple profit financier.
Qu’est-ce qui explique alors la naissance de cette conscience économique?
C’est le nationalisme qui a rendu possible la naissance de l’esprit économique moderne. Le discours nationaliste a permis à l’Anglais qui appartenait à la plèbe de se sentir tout à coup l’égal en dignité du noble ou du prêtre, par le simple fait qu’ils appartenaient tous à cette entité imaginaire qu’est la «nation» anglaise. Le développement de cet esprit national fut particulièrement utile pour ceux qui participaient aux activités économiques jusqu’alors perçues comme viles. Les marchands purent enfin affirmer qu’ils contribuaient à la puissance et à la gloire de la nation, peut-être même plus que les officiers de l’armée ou les prêtres.
L’éveil de la conscience économique chez les Anglais suit de très près l’apparition de la conscience nationale. Des mots comme «commerce», «marchandage», «richesse» et «pauvreté», qui avaient un sens plutôt péjoratif, acquirent graduellement un sens positif. Jusqu’à ce qu’apparaisse en 1601 en Angleterre le Traité sur le commerce, première apologie des affaires.
C’est ainsi que, grâce à ce nouvel esprit économique dynamisé par la motivation nationaliste, l’Angleterre est devenue cette puissance économique d’une force extraordinaire.
L’esprit économique est donc empreint d’une volonté de compétition contre les autres nations?
Oui. L »économie moderne, c’est la guerre par d’autres moyens. Le nationalisme encourage une compétitivité sans fin car l’objectif économique ce n’est pas seulement que les membres de la nation soient heureux et prospères, mais qu’ils soient plus heureux et plus prospères que les membres des autres nations. L’objectif premier, c’est le prestige.
Dans la sphère économique, la lutte nationaliste mène donc à un phénomène nouveau: la recherche de la croissance continue, un phénomène central de l’économie moderne. Avant le nationalisme, vous aviez des cycles de croissance et de déclin économiques, mais depuis que la conscience nationale s’est développée, on observe une croissance économique globale.
Etes-vous certaine que le nationalisme seul explique ce phénomène? N’est-ce pas simplement que les individus cherchent à accroître leur richesse personnelle?
Non. Même si tous les éléments (ressources naturelles et financières, démographie, infrastructures, etc.) sont présents, le décollage économique ne se produira jamais sans l’apparition d’une conscience nationale.
Le Japon, pays sans ressources naturelles importantes, est la seconde puissance économique après les États-Unis. C’est un cas fascinant de nationalisme économique.
Notons toutefois que le nationalisme n’implique pas automatiquement l’économisme moderne, il fait juste le rendre possible. En Russie, par exemple, vous avez un nationalisme anti-économique opposé au développement économique, malgré le potentiel incroyable de ce pays.
La science économique contemporaine prône plutôt le laisser-faire, et encourage l’État-nation à se retirer de la sphère économique…
Au début, la conscience économique s’intéressait essentiellement à la gestion: le roi serait en quelque sorte le gestionnaire suprême de la nation. Ce n’est que vers la fin du dix-neuvième siècle que l’économie va se présenter comme une science expliquant et décrivant des lois «naturelles».
Cette transformation est survenue principalement aux États-Unis. C’est qu’à l’époque, les intellectuels américains souffraient d’un manque de prestige. C’était un temps où les sciences naturelles exerçaient un attrait puissant. Les intellectuels discutant de sujets sociaux, moraux et politiques ont donc revendiqué l’autorité de la science en développant un discours social calqué sur le discours scientifique. Il y a donc de très bonnes raisons sociologiques qui expliquent le glissement de l’esprit économique moderne sur cette pente «scientifisante», mais cela ne mène nulle part car les prédictions ne se réalisent jamais et ces économistes ne peuvent rien expliquer.
Que pensez-vous de cette affirmation voulant que l’économie moderne menace les nations?
C’est une croyance déterminée par l’idéologie économique d’aujourd’hui, plutôt qu’une observation de ce qui arrive réellement. On cite en exemple les marchés communs et la mondialisation. Mais les marchés communs existaient avant le nationalisme, et l’économie était bien plus mondialisée avant la Première Guerre mondiale qu’elle ne l’est aujourd’hui!
On parle aujourd’hui de mondialisation, mais les Américains sont extrêmement nationalistes. Même s’ils prônent la mondialisation, seulement 10 % de leur économie est lié au reste du monde.