Société

Jane Jenson : Mort et vie de la gauche

Après avoir perdu le nord pendant quelques années, la gauche renaît de ses cendres en Europe et en Amérique. Mais elle s’est transformée. Elle ne rêve plus de changer le système de fond en comble, elle veut le réformer. S’agit-il d’une droite déguisée? JANE JENSON, prof à l’UDM, nous en parle…

Alors qu’on croyait le néolibéralisme triomphant, voici que la carte géopolitique prend des allures surprenantes en cette fin de siècle: des partis politiques de gauche tiennent le pouvoir en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Hollande, en Italie et même aux États-Unis, où les démocrates marquent des points. Au Canada, la gauche se questionne. En fait, la gauche est-elle encore de gauche?

Jane Jenson, professeure de sciences politiques à l’Université de Montréal, a participé à deux colloques en un mois (à l’Université Simon Fraser à Vancouver, et à celle de Harvard à Boston) sur cette nouvelle gauche que l’on appelle aussi la «troisième voie». Elle nous trace un portrait de cette mouvance qui tente de résoudre la quadrature du cercle: gérer le déficit, comprendre le nouveau marché du travail, faire face à la mondialisation – et tout ça, sans vendre son âme au prix du marché…

Qu’est-ce que cette «troisième voie» dont on entend parler de plus en plus?
Cette expression, qui vient du Parti travailliste anglais de Tony Blair, désigne non pas une voie médiane entre le néolibéralisme de droite et l’ancienne social-démocratie de gauche, mais plutôt une nouvelle attitude politique qui consiste à prendre en compte la nécessité de restructurer l’économie, comme l’ont compris les néolibéraux, tout en faisant la promotion d’une certaine solidarité sociale.

Quelles sont les nouvelles valeurs de cette «troisième voie»?
Ses leaders – dont fait partie Lucien Bouchard – ont renoncé à promouvoir l’égalité de conditions et privilégient plutôt l’égalité des chances. Ils tiennent aussi beaucoup à la valeur de la responsabilité. Chacun doit être responsable de ses actions car elles ont des conséquences sur la collectivité. Cette idée était moins présente dans le passé chez la gauche, sauf chez la gauche catholique.

Nombreux sont ceux qui reprochent à la nouvelle gauche son discours qui ne serait qu’un vernis progressiste cachant des politiques de droite…
Il y a bien sûr une gauche plus à gauche, et les gens de cette gauche traditionnelle voient juste lorsqu’ils disent que les ténors de la «troisième voie» ne partagent plus les mêmes idéaux qu’eux. Cela dit, lorsqu’on clame qu’il s’agit en fait de politiques de droite, on perd les nuances et on fausse la réalité: il s’agit de trouver une réponse aux effets du néolibéralisme.

Au sein même de la «troisième voie», il faut noter d’importantes différences d’attitude. En Grande-Bretagne, Tony Blair adopte un point de vue similaire aux néolibéraux, en déclarant que notre monde n’est plus celui d’il y a quelques dizaines d’années et qu’on ne peut plus employer des politiques interventionnistes.

Mais les Allemands et et les Français, eux, n’excluent pas certains moyens d’intervention étatique. Comme eux, je crois que si on dit d’entrée de jeu que l’on ne peut rien faire, on laissera les forces du marché occuper tout le terrain. Certes, le monde change et il faut trouver d’autres solutions, mais on peut encore restreindre le pouvoir des banques, par exemple.

Contrairement au Français, qui bénéficie de plus d’un mois de vacances par année, le Canadien qui travaille, travaille beaucoup. On parle de plus en plus de partage du travail et de la semaine de trente-cinq heures. Qu’en pensez-vous?
Effectivement, notre époque se caractérise par un certain manque de travail traditionnel (usine, bureau). On n’ose plus imaginer une période de plein emploi. Il faut donc partager le travail qui reste.

Mais le problème n’est pas simple. Comment partager le travail équitablement en tenant compte des besoins spécifiques des générations? De plus, il y a du travail qui ne sera pas payé si on laisse le marché agir seul – je pense ici au travail informel non rémunéré, souvent effectué par des femmes. Devant une telle complexité, on comprend que les solutions soient différentes pour tous les pays.

Peut-être faut-il effectivement passer à trente-cinq heures de travail par semaine, mais en élargissant les protections sociales pour couvrir ceux qui travaillent à temps partiel et qui ne bénéficient pas de bonnes conditions de travail.

Les Canadiens anglais ont longtemps utilisé la social-démocratie pour distinguer leur identité de l’identité américaine, plus à droite. Mais avec des gouvernements de droite en Ontario et en Alberta, l’identité canadian n’est-elle pas menacée?
En fait, le système parlementaire canadien a permis à Mike Harris, en Ontario, d’être encore plus néolibéral que les Américains. En détenant la majorité en Chambre, il a pu mettre de l’avant beaucoup pus rapidement ses politiques d’austérité, alors que Reagan devait négocier avec le Congrès.

Mais une certaine identité canadienne reste empreinte d’un esprit social-démocrate. Je l’observe par exemple à la fois chez les fonctionnaires et chez les partenaires qui gravitent autour du gouvernement fédéral. Ces gens refusent d’adopter les modèles de l’Ontario, de l’Alberta ou des États-Unis.

Et le NPD?
Sans parler de l’épineuse question nationale, le NPD fédéral a un problème d’identité. Dès le début, le NPD a été un parti de coalition entre agriculteurs, travailleurs et intellectuels progressistes. Il s’agissait d’un vrai mouvement solidaire au sein duquel les travailleurs – et c’était dit explicitement – ne sont que des partenaires comme les autres. Le NPD étant une coalition, il ne propose pas de réponse prédéterminée à un problème, contrairement par exemple aux communistes français qui déclaraient toujours que l’intérêt des travailleurs devait primer.
Par esprit de solidarité, les hommes du NPD doivent y soutenir les revendications des femmes; les hétérosexuels, celles des homosexuels; et les travailleurs, celles des pauvres et des sans-emploi. Mais le résultat, c’est qu’aujourd’hui le parti semble figé. La chef du NPD est revenue d’une tournée européenne, et elle a commencé à parler de l’importance d’aider les petites et les moyennes entreprises. Ça a créé tout un scandale au sein du NPD, alors que de tels propos n’auraient pas choqué une gauche de style péquiste, ou une gauche socialiste à la Lionel Jospin.

Et les syndicats dans tout cela? On entend souvent dire qu’ils ne sont plus que de grosses machines sclérosées et corporatistes…
Au contraire, les syndicats canadiens et québécois ont bien réussi à répondre aux défis des restructurations en s’occupant par exemple des questions des femmes, ou des salariés à très bas revenu. Nous avons donc un monde syndical dynamique, et ouvert aux nouveaux enjeux.

Mais les syndicats ne peuvent pas se substituer aux partis politiques. Il faut des syndicats et des partis politiques de gauche. Et là surgit un problème, car les relations entre les syndicats et le NPD ou le PQ sont devenues très difficiles. Au Québec, c’est sûrement le rêve souverainiste plutôt que des affinités socio-économiques qui permet au PQ de conserver l’appui des syndicats.

Que peut cette nouvelle gauche face aux forces de la mondialisation?
Les universitaires, les journalistes et les militants politiques répètent souvent que le monde a changé, qu’on ne peut plus faire ce que nous faisions auparavant, et que l’État national n’a plus aucun pouvoir face aux lois du marché. D’ailleurs, en fondant l’ALENA, les politiciens n’ont pas même tenté de construire des outils susceptibles de les aider; ils ont pris la décision de s’affaiblir devant le marché.

Les Européens n’ont pas fait ce choix. Ils ont décidé de garder et de créer des moyens politiques pour faire face au marché. Même si c’est plus difficile qu’avant de résister aux lois du marché, cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus rien à faire. Je suis convaincue qu’il y a encore un espace pour faire des choix politiques. Ne rien faire reste un choix politique!