Vivre avec le VIH : La vie en sursis
Société

Vivre avec le VIH : La vie en sursis

Mort, le sida? Non. Si la trithérapie prolonge la vie des personnes atteintes, la guerre est loin d’être gagnée. Pendant que les gouvernements coupent dans leurs subventions et déposent les armes, des hommes et des femmes continuent de se battre. A l’occasion de la Journée mondiale du sida, nous en avons rencontré deux.

Cloé (nom fictif) et Roger Malenfant ne se connaissaient pas avant samedi soir dernier. Le destin, aidé par un journaliste, les a réunis dans un restaurant italien du Village. L’une a vingt-neuf ans; l’autre, quarante-six. Elle est hétérosexuelle, lui est gai. Cloé parle beaucoup et rapidement. Roger est plus méfiant de prime abord. Fille de diplomate, Cloé a fait le tour du monde. Roger est né à Dolbeau, au Lac-Saint-Jean, dans une famille de quatre enfants dont le père était entrepreneur en construction.

Sans le sida, cette femme et cet homme ne se seraient jamais croisés dans la rue. Cloé habiterait probablement à Paris. Elle aurait laissé son travail de secrétaire pour l’OCDE, afin de s’occuper de la famille qu’elle rêvait d’avoir. Roger vivrait en Estrie, et serait patron de douze employés pour IRIS, un organisme de lutte contre le sida, qu’il a dirigé jusqu’en 1995. Et il attendrait toujours le grand amour…

Pourtant, aujourd’hui, tous les deux se retrouvent dans le quartier Côte-des-Neiges, à se poser une cruelle question: est-ce que ce Noël sera le dernier?

Trahisons
Quand on est séropositif, à chaque jour suffit vraiment sa peine. On ne chôme pas. Toutes les huit heures, Cloé et Roger doivent avaler ou s’injecter une dizaine de médicaments (voir encadré). A eux deux, la facture pharmaceutique annuelle dépasse les vingt mille dollars! «Sans les médicaments, nous ne serions pas là pour faire cette entrevue», lancent ces deux personnes infectées par le VIH, mais dont l’état de santé s’est stabilisé depuis un an. «C’est bien sûr une bonne nouvelle, la trithérapie. Mais ce n’est pas une assurance-vie, nuancent-ils Les séropositifs n’ont pas gagné la guerre: ils sont seulement en sursis.»

La maladie est une fenêtre à travers laquelle on peut voir les zones grises de l’âme humaine. Sur les visages de Cloé et de Roger, le soir de l’entrevue, on pouvait deviner les traces d’une trahison. Tous deux ont été infectés, à leur insu, par des hommes qu’ils ont sincèrement aimés.

«J’ai rencontré un gars quand j’habitais à Paris, se rappelle Cloé. Il était beau et amusant. Il me faisait tout le temps rire. Je ne savais pas qu’il se piquait à l’héroïne… J’avais vingt ans. Quand j’ai annoncé la nouvelle à ma mère, elle m’a crié: "Ma fille, tu as de la merde dans le sang."»

«Par la suite, j’ai été incapable de faire confiance à un homme. Je me rendais le matin au travail, les yeux fixant le trottoir, pour éviter de croiser le regard d’un gars dans la rue. A l’époque, c’était la guerre du Golfe. Tout le monde parlait de Saddam Hussein et de l’Irak. Je m’en foutais, moi, de la guerre. Je me disais que si les hommes sont assez cons pour faire sauter la planète, qu’elle explose!»

Quand la mort emprunte le visage de l’amour, il est difficile d’oublier la trahison. Et de vivre.
Roger a aussi été infecté par son ex-conjoint. «Je savais qu’il était séropositif. Mais on se protégeait à chaque relation. Après notre rupture, j’ai appris qu’il avait perforé des condoms! Je ne saurai jamais vraiment pourquoi… Notre relation s’était détériorée. Je pensais le quitter. Quand je lui ai annoncé que j’étais séropositif, il a déballé son sac. Il croyait qu’en me transmettant la maladie, il me garderait avec lui… On ne soulage pas une peine d’amour avec une aspirine. Mais ce que mon ex-amant m’a fait, c’est pire qu’une peine d’amour. Il m’a brisé, humilié, anéanti. Moi non plus, je ne pouvais plus faire confiance à personne.»

L’avant et l’après-sida
Depuis que les médicaments ont redonné espoir aux malades, le sida ne fait plus les manchettes. Même si la Fondation Farha a lancé un cri d’alarme cet automne, afin d’éviter la démobilisation, son événement-bénéfice, Ça marche, a connu le plus faible taux de participation jamais enregistré. Dans les galas télévisés, le naguère inévitable ruban rouge a disparu. Life must go on… Et les raisons ne manquent pas: il y a les guerres, les ouragans, le cancer…
Avec le temps, on n’oublie pas, mais on passe à autre chose. Pourtant, le sida est toujours une cause importante de mortalité chez les jeunes adultes au Québec. A Montréal, en 1995, le sida se classait toujours au premier rang des causes de mortalité chez les hommes de 20 à 49 ans. Au centre-ville, 43 % des décès chez les hommes de ce groupe d’âge étaient dus au sida.

Mais les faits et les pilules sont là: de plus en plus de personnes atteintes du VIH voient leur état de santé s’améliorer. Bien qu’aucun vaccin n’existe encore, il y a désormais dans l’inconscient collectif un avant et un après-sida. Certains disent que le virus s’apparente maintenant au cancer: un mal incurable, mais traitable.
«Le sida ne ressemblera jamais au cancer, dit Roger Malenfant. Dans la perception des gens, il reste toujours une maladie taboue – la maladie des marginaux -, à cause de la réalité de la transmission du virus: le sexe et les drogues intraveineuses. La société juge les sidéens avec les tabous entourant la sexualité et la drogue.»

«Personne n’oserait demander à un malade: "Où as-tu attrapé ton cancer?" On ne blâme pas un cancéreux d’avoir trop fumé, ou d’avoir mangé trop de gras… Par contre, si on apprend qu’une personne est atteinte du VIH, on rétorque qu’elle n’avait qu’à enfiler un condom! Tant que la société n’aura pas changé sa mentalité, le sida restera une maladie pas comme les autres.»

Le temps presse
Même si le virus frappe depuis une quinzaine d’années, sans discrimination, on se dit encore que le sida ne touche qu’une certaine catégorie de gens. «J’ai perdu beaucoup d’amis à cause du sida, dit Roger. Mais je ne pensais jamais, au grand jamais, que ça me tomberait dessus! Je donnais des conférences sur la prévention à travers la province. Et, tout à coup, je deviens infecté. Quelle humiliation! J’avais l’impression d’incarner l’échec de la prévention; d’avoir effacé dix ans de travail accompli par mon équipe, et les autres organismes communautaires…»

Après avoir nié, ragé, déprimé, puis être tombés malades à quelques reprises, Cloé et Roger ont finalement accepté de prendre des médicaments. Normalement, on pourrait croire que la première chose qu’un patient diagnostiqué exécute, c’est de courir à la pharmacie. Or, la réalité est tout autre. En général, les gens n’acceptent pas facilement leur maladie. «Au début, raconte Roger, je ne pouvais pas voir les fioles sur le comptoir de la cuisine. Je les déposais dans une petite valise noire que je rangeais dans le placard. Et pendant quelques jours, j’essayais de me convaincre que je n’avais plus le sida…»

«J’avais vécu bien des malheurs, dit Cloé, mais je ne pensais jamais qu’on pouvait avoir autant de chagrin dans une vie. Depuis que je suis malade, je me lève la nuit. Je n’ai plus de temps à perdre… De toute façon, je suis trop tendue pour bien dormir. Je pleure en regardant la lune. Le matin, je prends le premier métro. Je vais dans un café, au centre-ville. Je m’assois près d’une vitrine pour observer dehors. Je regarde les passants qui vont au boulot, qui courent dans la rue, qui achètent leur journal. J’ai besoin de voir les gens vivre leur vie. Ça m’aide…»

La guerre oubliée
En 1996, Roger Malenfant doit quitter son emploi suite à des problèmes de santé. Il est hospitalisé pour une grave infection au cerveau. Pendant un mois, c’est le noir total. Malgré son tempérament fonceur et optimiste, il avait presque renoncé à vivre. Mais un ange lui a sauvé la vie. «Un jour, durant mon hospitalisation, un médecin s’est assis au pied du lit. Il m’a pris par la main et m’a doucement demandé: «Est-ce que tu veux vivre?» J’étais perdu, à moitié inconscient, je n’ai pas répondu. Le lendemain, il est revenu. J’ai aperçu son regard à travers les limbes: «Est-ce que tu veux vivre?» J’ai dit oui… Péniblement. Ce jour-là, j’ai senti que mon instinct de survie avait eu raison de mon découragement.»

Aujourd’hui, Cloé et Roger sont actifs au sein de groupes de prévention à Montréal. Roger est membre du comité provincial Traitement et médicament de la COCQ-Sida. Cloé donne des conférences dans les écoles secondaires et les cégeps. Trop souvent, les adolescents tournent le sida à la mauvaise blague. «C’est décourageant, dit-elle. J’ai averti les responsables que je ne voulais plus m’adresser à des groupes dans les cafétérias. C’est l’enfer! Personne n’écoute. Ils se moquent des gais pour se rendre intéressants. Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que moi aussi, à seize ans, j’étais comme eux…»

Tous les deux croient qu’il faut prendre garde à «l’antimessage» actuel face au sida. «Il faut continuer à faire de la prévention, dit l’ancien directeur d’IRIS. Nous devons combattre le désintérêt de la population en général, et des gouvernements en particulier. Les médicaments ne règlent pas tout. Par-delà le côté physiologique, il y aussi l’aspect psychologique du sida. En 1998, ça reste un choc terrible d’apprendre qu’on est séropositif.

«Dans la communauté gaie, le travail n’est pas terminé, poursuit-il. Ça ne fait que commencer. Combien de temps les médicaments feront-ils encore effet? Aucun médecin ne peut répondre. Et si l’hécatombe recommence dans cinq ou dix ans, est-ce que le gouvernement va refinancer un réseau qu’il a démantelé trop vite? C’est absurde de couper les subventions des organismes pour la prévention! C’est voir le sida d’une façon comptable. Mais sous l’économie, il y a des hommes et des femmes.»

Mardi dernier, la Coalition des organismes communautaires du Québec de lutte contre le sida (COCQ-Sida) a tenu d’ailleurs une conférence de presse, dans ses bureaux de la rue Saint-Denis. Les membres de la COCQ ont dénoncé ces coupures en souhaitant qu’une oreille politique les entende à la veille du 30 novembre.

Toutefois, pour Cloé et Roger, la politique reste un moindre souci. Quand on vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, certains combats laissent perplexe. «Le stress de la maladie est là chaque jour. Impossible de l’oublier», confie Cloé. «Ma sour vient d’accoucher d’une belle petite fille, se réjouit Roger. Mais mon bonheur est assombri. Quand je regarde ma nièce, je ne peux pas faire autrement que de me demander si je vais la voir grandir, marcher, et si je pourrai jouer avec elle…

«L’autre jour, ma banque a encore téléphoné pour que j’achète un REER! J’étais fatigué… Et je les ai engueulés: «Vous allez me foutre la paix avec vos REER. Écrivez dans mon dossier que je ne prendrai jamais de REER! Parce que je n’en verrai jamais la couleur!»

Voilà six mois, Cloé a rencontré un homme. Il est également séropositif. Petit à petit, elle a commencé à lui faire confiance. Certains soirs, elle lui fait une place dans son lit, à côté de son chat, Myrtille. «Mais mon chat passe toujours avant lui!» prévient-elle.

Roger vit avec un nouveau chum depuis deux ans. Un immigrant roumain séronégatif et en parfaite santé. Contre toute attente, il a tout de suite accepté l’état précaire de Roger: «Je pensais qu’il me laisserait tomber. Mais c’est un homme extraordinaire, très tendre. Et c’est sa tendresse qui a fini par me conquérir…»
Que dire de plus.