Amnon J. Suissa : La maladie des AA
Tout, maintenant, est considéré comme une maladie: la propension à jouer, à boire, à conduire de façon agressive, à tromper sa femme… Notre société est en train de ressembler à un congrès des AA. Dans Pourquoi l’alcoolisme n’est pas une maladie, le psy québécois AMNON J. SUISSA attaque cette vision du monde. Et demande aux victimes de prendre (enfin) leurs responsabilités…
Le responsable, c’est le docteur Benjamin Rush. C’est ce psychiatre et intellectuel américain on ne peut plus respecté, signataire de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, qui a été le premier à prétendre que l’alcoolisme était une «maladie de la volonté», il y a un peu plus de deux siècles.
Les théories de ce pionnier de la médicalisation de l’alcoolisme ont eu un écho considérable et ont fait des petits. Si bien qu’environ neuf Américains sur dix estiment que l’alcoolisme est une maladie, et six sur dix sont persuadés que cette maladie est génétiquement transmissible. Les résultats de ce sondage, réalisé à la toute fin des années 80, illustrent bien la perception et le discours dominants en Amérique du Nord.
Ce qu’on sait moins, c’est que depuis plusieurs dizaines d’années, les travaux de Benjamin Rush et de ses émules, à l’origine de cette perception, sont hautement contestés par de nombreux chercheurs.
Psychothérapeute et sociologue d’origine marocaine, établi au Québec depuis «vingt-quatre hivers», Amnon J. Suissa est l’un de ceux qui ont maille à partir avec la médicalisation de l’alcoolisme. «L’assimilation de l’alcoolisme à une maladie contribue, d’un point de vue collectif, à l’augmentation générale du taux d’alcoolisme; et, d’un point de vue individuel, à une perte de contrôle, une faible estime de soi et une satisfaction sociale médiocre des individus alcooliques dès que ceux-ci quittent le milieu protégé des groupes de soutien», écrit-il dans un essai de près de deux cents pages intitulé Pourquoi l’alcoolisme n’est pas une maladie, qui vient de paraître aux éditions Fides.
En entrevue, le psychothérapeute, qui est également professeur au Département de travail social de l’Université du Québec à Hull, n’est pas moins tendre envers les tenants du discours «officiel». Il dénonce les effets pervers du système qui prône une conception pathologique de l’alcoolisme, et soutient qu’à cause de ce système, les alcooliques ont plus de mal à se prendre en main. «La personne se donne l’étiquette de malade, qui est socialement déculpabilisante. Si on te dit: "T’es pas malade, t’es pas victime de quelque chose d’extérieur à toi"; tu te dis que tu as un problème et tu trouves des alternatives», estime-t-il.
Sa thèse n’a rien de novateur, mais très peu de chercheurs s’opposant à la vision traditionaliste de l’establishment médical ont publié leurs idées et les résultats de leurs recherches en français. Le professeur québécois, qui a réalisé sa thèse de doctorat sur le phénomène de la dépendance, espère donc combler un vide avec la publication de son essai.
Le mythe de l’abstinence
Amnon J. Suissa s’interroge également sur l’efficacité du mouvement Alcooliques Anonymes (AA), qu’il qualifie de microsociété: «Il y a des règles, des rituels, celui qui fait le café, celui qui devient parrain…» Tellement que certains membres qui réussissent à en finir avec l’alcoolisme développent une dépendance par rapport à ces groupes.
Il souligne le pouvoir des AA et de leur idéologie des douze étapes (voir encadré), adoptée par l’Association médicale américaine qui a elle-même officialisé, dans les années 50, la reconnaissance de l’alcoolisme comme maladie. Le discours du mouvement, fondé en 1935 aux États-Unis, est en fait l’extension idéologique du discours médical.
On trouve, au centre de la thérapie des AA, cette conception pathologique de l’alcoolisme, mais aussi l’idée de perte de contrôle et d’un nécessaire recours à l’abstinence, ce que remet en question Amnon J. Suissa. Il privilégie plutôt la méthode du «boire contrôlé», affirmant, études à l’appui, que les alcooliques, une fois débarrassés de leur problème, peuvent boire modérément sans verser dans l’excès. Ce qui, en soi, invalide l’assimilation de l’alcoolisme à une maladie.
La thérapie des AA serait directement responsable de la déresponsabilisation et de la déculpabilisation de ses membres, comme l’explique le psychothérapeute dans son essai. «En soutenant que la rechute du buveur est le résultat direct de sa "maladie", on évacue complètement "l’intentionnalité" et la faculté de décision de la personne.»
En outre, Amnon J. Suissa émet de sérieuses réserves sur le fonctionnement du mouvement, qui s’articule autour de l’aide apportée aux alcooliques par des ex-alcooliques. «L’ex-toxicomane ou l’ex-alcoolique n’est en aucun cas un expert pour moi. Les modèles, pour moi, ce sont plutôt ceux qui ont dû surmonter les mêmes obstacles (un contexte familial difficile, par exemple) et qui n’ont pas développé l’alcoolisme.»
La tyrannie de la médecine
La médicalisation est «un processus par lequel de plus en plus d’aspects de la vie quotidienne passent sous l’emprise, l’influence et la supervision de la médecine», indique Amnon J. Suissa dans son essai. Ce qui l’inquiète, c’est qu’il n’y a pas que l’alcoolisme qui soit passé d’un comportement (ou «d’un problème») à une maladie. La médicalisation, en Amérique du Nord, est galopante, et tout porte à croire qu’elle continuera de croître à une vitesse effrénée au cours des prochaines années.
Déjà, en moins de deux décennies, le manuel diagnostique et statistique de l’Association américaine de psychiatrie (le DSM4) a connu une véritable explosion. «Il y a quinze ans, 150 conditions étaient considérées comme des maladies psychiatriques. Aujourd’hui, ça a doublé. Il y en a 300. On a médicalisé des comportements comme le syndrome prémenstruel et l’hyperactivité…», souligne-t-il. On est même en voie de considérer la rage du volant (les chauffeurs qui gueulent un peu trop) comme une maladie; et certains chercheurs ont récemment affirmé que l’infidélité serait également un phénomène pathologique!
Amnon J. Suissa pense que la tendance répond au besoin de régler les problèmes sociaux par la médecine. Selon lui, on oublie trop souvent qu’à l’origine de ces «maladies», il y a un problème de société. «Il est important de souligner l’origine sociale des problèmes. Par exemple, que c’est le gouvernement qui produit de plus en plus de joueurs compulsifs avec tous ses casinos…», lance-t-il avant d’ajouter que le jeu est maintenant considéré comme une maladie.
Ce que déplore le psychothérapeute, ce n’est pas seulement la déresponsabilisation de la société, c’est aussi l’effet nocif de la médicalisation des comportements sur les individus. «Comment voulez-vous que les personnes changent si on les voit comme des gens malades, incompétents, qui vont devoir porter le fardeau de leur maladie toute leur vie? Alors que si on les voit comme des êtres responsables, ils vont prendre leurs responsabilités.»
La litanie des victimes
Les douze étapes, telles qu’élaborées par le mouvement Alcooliques Anonymes
1) Nous avons admis que nous étions impuissants devant l’alcool, que nous avons perdu la maîtrise de nos vies.
2) Nous en sommes venus à croire qu’une Puissance supérieure à nous-mêmes pouvait nous rendre la raison.
3) Nous avons décidé de confier notre volonté et nos vies aux soins de Dieu tel que nous le concevons.
4) Nous avons courageusement procédé à un inventaire moral minutieux de nous-mêmes.
5) Nous avons avoué à Dieu, à nous-mêmes et à un autre être humain la nature exacte de nos torts.
6) Nous avons pleinement consenti à ce que Dieu élimine tous ces défauts de caractère.
7) Nous lui avons humblement demandé de faire disparaître nos déficiences.
8) Nous avons dressé une liste de toutes les personnes que nous avions lésées, et consenti à leur faire amende honorable.
9) Nous avons réparé nos torts directement envers ces personnes partout où c’était possible, sauf lorsqu’en ce faisant, nous pouvions leur nuire ou faire tort à d’autres.
10) Nous avons poursuivi notre inventaire personnel et promptement admis nos torts dès que nous nous en sommes aperçus.
11) Nous avons cherché par la prière et la méditation à améliorer notre contact conscient avec Dieu, tel que nous le concevons, lui demandant seulement de connaître Sa volonté à notre égard, et de nous donner la force de l’exécution.
12) Ayant connu un réveil spirituel comme résultant de ces étapes, nous avons alors essayé de transmettre ce message à d’autres alcooliques et de mettre en pratique ces principes dans tous les domaines de notre vie.