Joseph Yacoub : Il faut réécrire la Déclaration des droits de l’homme!
Partout dans le monde, on célèbre le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Mais pour JOSEPH YACOUB, prof de sciences politiques à Lyon, cette déclaration doit être réécrite, afin de mieux protéger les minorités et l’environnement.
Au moment même où, un peu partout dans le monde, on célèbre le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Joseph Yacoub ne propose rien de moins, comme l’annonce le titre de son dernier livre, que de Réécrire la Déclaration universelle des droits de l’homme (éditions Desclée de Brouwer). Mais pourquoi mettre de l’avant un projet si ambitieux? C’est que Joseph Yacoub, professeur de sciences politiques à Lyon, croit que ce texte, qui était une tentative honnête pour promouvoir et protéger les droits individuels, s’est trop souvent révélé imparfait. Et son imperfection tient en grande partie du fait que les besoins des minorités n’étaient pas pris en compte.
Rappelant dans son livre les grandes lignes des négociations ayant mené à la ratification de la Déclaration, Joseph Yacoub (que nous avons joint chez lui, à Lyon) rappelle que certains pays avaient suggéré que les droits des minorités y soient enchâssés, mais cette idée avait été rejetée. Pour justifier un tel refus, le représentant du Chili avait déclaré qu’«une telle disposition retarderait le processus d’assimilation à la collectivité et empêcherait la formation d’une société homogène». «Que pensent les Mapuches des propos du représentant du Chili?» se demande le professeur, en faisant référence à ces autochtones qui vivent aujourd’hui totalement en marge de la société chilienne.
Comme le rappelle monsieur Yacoub, il existait à l’époque une solide justification pour privilégier les droits individuels: «Si l’on respecte les droits de chaque individu, on n’aura plus besoin de proclamer ceux des minorités», disait Eleanor Roosevelt. Malheureusement, constate Joseph Yacoub, le pari n’a pas été tenu. «En oubliant de reconnaître les droits des minorités, on permet que des groupes sociaux soient déstructurés politiquement, économiquement et culturellement, ce qui a inévitablement des conséquences désastreuses pour les individus qui en sont membres, dit-il. C’est ce qu’on a finalement compris aux États-Unis, et c’est pour cette raison que l’on a instauré des politiques de discrimination positive et des quotas. Ce type de politique n’est pas encore très bien vu en France, grande représentante de l’universalisme abstrait. Mais les esprits commencent à changer. J’étudie depuis maintenant une dizaine d’années le texte de la Déclaration avec mes étudiants, et je vois un changement de sensibilité. Les questions ne se posent plus de la même façon.»
Universalisme abstrait vs universalisme concret
Cet «universalisme abstrait», c’est en quelque sorte la bête noire de Yacoub. Pour lui, «toutes les cultures ont une prétention universaliste, car elles s’adressent à tous les hommes». Yacoub se définit plutôt comme un universaliste concret, qui reconnaît dans son expérience vécue sa signification universelle. C’est en quelques sorte en étant enraciné et en vivant une situation particulière que l’être humain accède à l’universel et l’exprime.
Cette idée, c’était celle du poète Gaston Miron, mais aussi celle du chantre de la «négritude» Aimé Césaire, que Yacoub cite d’ailleurs: «L’identité est enracinement. Mais c’est aussi un passage. Passage universel.» L’universalisme abstrait, au contraire, exige de l’individu qu’il nie ses particularités, qu’il rejette tout lien d’appartenance à tout autre groupe qu’à l’humanité. «L’Occident a développé un universalisme beaucoup trop fort, qu’il entend imposer aux autres dans ses idées, mais aussi dans sa forme», déplore Yacoub. Comme le précise l’article 2 de la Déclaration qu’il propose: «L’universalisme abstrait, individualiste, et le rationalisme excessif, simpliste et réducteur ont causé des ravages innombrables à l’humanité.» Donc, «plutôt qu’un universalisme sans visage, il nous faudrait envisager un universalisme pluriel qui reconnaît les particularités locales», car «même universels, les messages se conçoivent différemment selon les civilisations, les cultures et les langues».
«Il est clair que faire partie d’une minorité – les Assyros Chaldéens – m’a rendu sensible à la problématique des minorités», admet Joseph Yacoub. Mais démontrant qu’il est possible à la fois de reconnaître son enracinement et d’être ouvert au monde, ce Français né en Syrie n’étudie pas uniquement sa minorité. Il a d’ailleurs déjà publié Les Minorités dans le monde; et parlant du Canada, il affirme: «J’observe très attentivement ce qui se passe chez vous, car il s’agit là d’un véritable laboratoire en ce qui a trait à la question des minorités. Il y a la loi sur le multiculturalisme, les différentes nations autochtones et, bien sûr, la question du Québec.»
Terre des hommes
Au Québec, justement, beaucoup de femmes exigent que le langage reflète leur présence. Or, n’y a-t-il pas quelque chose d’ambigu dans cette Déclaration des droits de l’homme? Ne serait-il pas préférable d’utiliser le mot «personne»? «Je suis très sensible aux revendications des Québécoises, répond Yacoub. Et je crois qu’effectivement, le titre de cette Déclaration pose problème. Bien que j’aie conservé le titre original de la Déclaration lorsque j’ai rédigé mon livre, cela ne m’empêche pas d’être critique. D’ailleurs, dans ce cas, le français est une langue tout particulièrement problématique. En anglais, l’expression utilisée est human rights. Même en arabe, on utilise dans ce contexte l’expression signifiant "être humain", plutôt que le mot "homme".»
Mais réécrire ainsi la Déclaration, n’est-ce pas accorder trop d’importance au droit, alors qu’en politique priment le cynisme et le pragmatisme, sans égard pour le droit international? «C’est vrai, écrit Yacoub dans son livre, que selon la direction d’où souffle le vent, on est sélectionniste: interventionniste, abstentionniste ou neutraliste. En Irak, on était prompt à l’intervention militaire quitte à y semer et organiser la famine, alors qu’ailleurs, comme en Somalie, on distribuait des bols de riz, sans aucune efficacité humanitaire durable.»
«Mais même s’il y a souvent des conflits entre les intérêts politiques des États et le droit international, ajoute Yacoub, je crois que la situation change lentement et qu’il y a de bonnes raisons d’espérer. Il y a eu dernièrement les tribunaux internationaux en Bosnie et au Rwanda. Enfin, dans l’affaire Pinochet, les lords anglais ont déclaré que l’immunité ne devait pas s’appliquer dans les cas de crime contre l’humanité.»
Vert demain
Voulant accorder une place aux questions écologiques, Yacoub introduit dans sa proposition de Déclaration des extraits de la Déclaration issue du Sommet de la Terre qui se tenait à Rio de Janeiro en juin 1992. «On ne peut pas demander à l’être humain de régler des problèmes qui ne sont pas de son temps. Lors de la rédaction de la Déclaration, en 1948, l’écologie n’était pas un problème. Mais aujourd’hui, on ne peut rester aveugle aux problèmes liés à l’environnement. L’écologie est devenue un thème majeur de la politique. En Europe, les partis verts ont dernièrement acquis une grande influence. Il est également important de noter que, dans bien des cas, ce sont les minorités autochtones qui sont les plus sensibles aux questions environnementales, mais aussi qui souffrent le plus lorsque leur environnement se détériore. En ce sens, la protection de l’environnement et les droits des minorités sont souvent une seule et même chose. C’est une des raisons pour lesquelles il faut réécrire la Déclaration.»
Et enfin, c’est encore en pensant aux droits des minorités que Joseph Yacoub a décidé d’accorder dans sa Déclaration une place aux considérations économiques. Il y ouvre la porte aux nationalisations, avec justes indemnisations, car «il peut advenir qu’une communauté doive détenir une propriété collectivement pour le bien de ses membres. En Australie, dernièrement, le gouvernement a offert à un groupe aborigène une île en >propriété communautaire>.»
Des considérations qui trouveront un écho favorable un peu partout dans le monde, chez les Tziganes, par exemple, les Tibétains, les Kosovars, et les autochtones d’ailleurs et d’ici, mais qui inquiéteront sûrement les individualistes abstraits, ces autochtones de l’Occident.
Réécrire la Déclaration universelle des droits de l’homme
éditions Desclée de Brouwer, 1998, 107 pages