L'héroïne à Montréal : Vers l'overdose
Société

L’héroïne à Montréal : Vers l’overdose

L’héro fait de plus en plus de ravages à Montréal. Pour NORMAND SENEZ, il est temps d’agir et de regarder la réalité en face, sinon, Montréal tombera sous l’emprise du smack. A quand un véritable programme de distribution de méthadone?

A Montréal, seulement 10 % des héroïnomanes ont accès à des programmes de maintien à la méthadone. Pendant ce temps, des toxicomanes, inscrits sur d’interminables listes d’attente, tentent de se suicider. Normand Senez, coordonnateur d’Artoxico, «un organisme qui utilise l’art pour lutter contre la toxicomanie», tire la sonnette d’alarme.
«Des moyens pour venir en aide aux héroïnomanes existent, dit-il. Combien de décès par surdose seront nécessaires avant que l’on réagisse?» Rencontre avec l’initiateur du Projet squeegee.

L’héroïne est-elle une menace pour Montréal?
Montréal est une plaque tournante de l’héroïne. Sa consommation a pris une ampleur alarmante au cours des quatre dernières années. Une des raisons, c’est que son coût a chuté. Dans les années 70, le «point» (1/10 de gramme) se vendait cent dollars. Aujourd’hui, il coûte trente à trente-cinq dollars. Vendu en demis ou en quarts, tout le monde peut s’en procurer.

Pour les jeunes de la rue qui souffrent de la faim, du froid et de la solitude, le smack est un moyen d’évasion attrayant. Souvent, ils ignorent qu’ils consomment de l’héroïne. Cette appellation fait partie d’une stratégie de marketing qui vise à développer de nouvelles clientèles.

Cette drogue multiplie l’activité des endorphines, où est localisée la gestion du plaisir. Les jeunes découvrent un anesthésique assez fort pour les assouvir. C’est le coup de foudre. L’héroïne, c’est la magie de la vie. Cette drogue les transporte aux portes de l’âme. En osmose avec la substance, ils n’ont plus de corps. Ils découvrent une dimension à laquelle les humains n’ont pas accès. L’héroïne devient un ami que personne ne peut remplacer. L’amitié, l’amour, la baise n’ont plus d’intérêt.

Mais autant l’extase est «méga», autant les effets secondaires sont pénibles. Après l’euphorie, les usagers d’héroïne ressentent d’insupportables douleurs physiques. Ils ont l’estomac noué et mal aux os. Des jeunes développent des problèmes d’articulation permanents.

En deux mois, ils peuvent devenir dépendants. Ce sont souvent des gens intelligents, créatifs et sensibles qui accrochent. Leur quête de l’inatteignable les amène à l’héroïne. Un opiacé, ça vient nous chercher profondément. «Smack», c’est le bruit que fait notre cerveau quand on devient dépendant. A partir de là, on en veut toujours plus.

Que peut-on faire contre l’héroïne?
L’héroïne engendre une dépendance psychique et physiologique. La méthadone permet d’annuler les effets douloureux, sans toutefois procurer la sensation euphorisante. En Suisse, 70 % des utilisateurs d’héroïne ont accès à des programmes de maintien à la méthadone. A Berne, on a même ouvert une clinique de distribution d’héroïne. La clientèle fait elle-même son mélange qu’elle s’injecte sous supervision médicale. Résultat: les toxicomanes ne meurent plus d’overdose seuls, au fond d’une ruelle. De plus, l’environnement aseptisé de la clinique prévient les risques d’infection.

La drogue est vendue sept dollars le gramme, une somme symbolique. Mais on a observé que les clients réguliers n’augmentaient pas leur consommation. La diminution du stress lié aux pressions de la rue fait que leur dose vitale demeure stable. Fait encourageant, la criminalité a disparu dans le quartier…

Il existe d’autres solutions, comme les piqueries assistées, où un personnel médical s’assure que les utilisateurs de drogues injectables se protègent du sida et ne développent pas d’infections.

Qu’est-ce qu’Artoxico?
Artoxico est un organisme qui lutte par l’art contre la toxicomanie. Nous préparons des outils novateurs en matière de prévention de la drogue. Nos documentaires sont réalisés par les vrais experts, des ex-toxicomanes. C’est pourquoi nous disons les vraies choses. En les regardant, les consommateurs ne se sentent pas comme des Joe Connaissant.

En 1995, nous avons réalisé le vidéo MESS, qui portait sur le problème du PCP à Québec, en particulier à la place d’Youville. C’est la pire des drogues. Il s’agit d’un tranquillisant pour les animaux de grosse taille. Sur les humains, il peut laisser des séquelles psychologiques à long terme. Sous son influence, un jeune s’est déjà tué en se précipitant en bas d’une fenêtre, alors qu’un autre s’était jeté dans le feu de la Saint-Jean. Et pourtant, il n’y avait aucune information disponible sur cette drogue. Notre vidéo voulait montrer ses effets sur les consommateurs. Puis, à Montréal, Artotexte a réalisé Smack ou la cité des rats, qui parle de la problématique de l’héroïne. Pour moi, le rat est un symbole de la rue. C’est le seul animal qui ne vomit jamais. Il s’endurcit ou il meurt.

Certains vous accusent de faire la promotion de la philosophie du «no future», plutôt que des outils de prévention…
Les campagnes de peur ne marchent pas. Quand j’étais jeune, on nous disait qu’en fumant du pot, on finirait avec une aiguille dans le bras. Qu’est-ce qu’on va dire à ceux qui se piquent à quatorze ans?

Mon objectif, c’est de garder les jeunes en vie. Je ne choisis pas mes mots pour faire plaisir aux gens. Je suis prêt à en payer le prix. Peut-être qu’en connaissant les deux côtés de la médaille, une petite fille de quinze ans modifiera son choix.

Qu’est-ce que le Projet squeegee?
Le Projet squeegee consiste en la réalisation de cinq courts métrages portant sur l’héroïne à Montréal. Il permettra à trente-cinq jeunes ex-héroïnomanes inscrits à un programme de méthadone d’acquérir une formation de base en production vidéo. Ce projet a été rendu possible grâce au Fonds de lutte contre la pauvreté. Cette expérience ne réglera pas leur vie professionnelle, mais j’espère qu’elle les amènera plus loin.

Souvent, ceux qui prennent de la méthadone ont l’impression d’avoir perdu les dix dernières années de leur vie. Leur grande activité quotidienne consiste à aller chercher leur remède à l’hôpital. Ils vivent de l’aide sociale et passent le reste de la journée à regarder la télé. Quand je les rencontre, je leur demande s’ils ont envie de faire quelque chose pour eux-mêmes. L’art permet de réactiver les endorphines. Sa pratique n’est pas confrontante et c’est très valorisant.

Lorsque le Projet squeegee sera terminé, nous partirons en tournée d’information auprès du grand public et du personnel médical, ainsi qu’auprès des agents de correction et des détenus en prison.

Peut-on lutter contre le marché de la drogue?
Le marché de la drogue génère des revenus inimaginables. Un kilo d’héroïne coûte 150 000 dollars. Une fois revendu, il rapporte 1,2 million… Ceux qui contrôlent ce marché ont des structures extrêmement puissantes. Ils sont constitués en réseaux internationaux. La même philosophie de clan se retrouve à Montréal, en Australie ou en Norvège…

Dans les années 70, la Côte-Ouest et plusieurs pays d’Europe ont été frappés par ce fléau. Aujourd’hui, à Vancouver, une personne meurt de surdose chaque jour. Les autorités, qui n’ont pas réussi à contenir le problème, ont créé un ghetto d’héroïnomanes dans un quartier du centre-ville.

Montréal est la dernière métropole naïve. Dans cinq ans, nous ressemblerons à Vancouver, à Berne ou à Amsterdam. Nous ne savons pas ce qu’est une ville sous l’emprise de l’héroïne. Nous ne sommes pas équipés pour y faire face. Chaque fois qu’un opiacé passe dans une société, il laisse des traces profondes. Est-ce qu’on attend une surdose par jour pour réagir?

Pourquoi vous intéressez-vous à cette problématique?
Ce que vivent les jeunes de la rue, je l’ai vécu. Après avoir quitté l’école à quatorze ans, j’ai voyagé pendant des années sur la Côte-Ouest, en vivant de la récolte des fruits et du tabac. C’était l’époque de la beat-generation. Nous étions influencés par la pensée de Jack Kerouac. L’itinérance ne portait pas son nom. J’étais guitariste de flamenco professionnel, et j’en arrachais. En vendant de la cocaïne, je gagnais de huit cents à mille dollars par jour! Si on m’avait dit, quelques années plus tôt, que je prendrais autant de drogue, je ne l’aurais pas cru. Cette période, je l’ai payée de ma santé. On m’a rentré d’urgence à l’hôpital. Heureusement que mon corps m’a ramené à la réalité. A quarante ans, j’ai terminé mon secondaire et j’ai fait un certificat en toxicomanie à l’Université de Sherbrooke. Puis j’ai fondé Artoxico.

Il n’y a pas assez de programmes de méthadone à Montréal. Il faut débloquer des fonds. Les gouvernements ne le font jamais. Politiquement, c’est risqué. Pour la population, de la méthadone, c’est de la drogue que l’on donne aux drogués. C’est faux. Le Projet squeegee ne pourrait pas fonctionner sans cette médication. Des héroïnomanes actifs seraient toujours absents, ils auraient complètement dévalisé les bureaux…

Il ne faut pas se réfugier derrière une pensée magique. Le problème ne se réglera pas de lui-même. La mort tragique de la fille d’Anne-Claire Poirier, tuée d’une balle dans la tête, a fait réagir beaucoup de gens. Ils ont subitement compris qu’aucun milieu n’était à l’abri.

La situation semble apocalyptique, mais je suis confiant. En Suisse, il a fallu vingt-cinq ans pour apprendre à réagir. Je suis sûr que nous irons plus vite.