Loi sur l’assurance automobile : Préjudice prudence
Une jeune femme de Québec décède lors d’un accident causé par un chauffeur ivre. Sans possibilité de poursuites au criminel, exclues des démarche de la Couronne, le sentiment d’impuissance des familles est grand. Doit-on modifier le régime du «no-fault»?
S’il existe une loi au Québec dont on remet fréquemment la portée en question, c’est bien la Loi sur l’assurance automobile et son principe d’indemnisation sans égard à la faute. On fait grand cas de certains dossiers particulièrement émouvants et les tenants de l’abolition du «no-fault» reviennent alors présenter leurs revendications sur la place publique. La population réagit. A première vue, on peut avoir du mal à avaler qu’un chauffard soit déresponsabilisé de son geste fautif, du moins en ce qui concerne le droit civil. Il demeure que le droit pénal sanctionne ce type de comportement. Pas assez sévèrement? Certains le croient. De plus, les victimes directes ou par ricochet sont pratiquement exclues du processus de sanction pénale, ce qui en laisse plusieurs frustrées et amères. Mais c’est là un débat qui a son propre terrain, celui d’une législation et d’une jurisprudence distinctes de la responsabilité civile. Faut pas mêler les pommes avec les patates, comme dirait l’autre… Avant d’entrer au cour du débat sur le maintien ou non du principe du «no-fault», faisons un survol de l’état du droit avant et après l’entrée en vigueur de ces dispositions.
Le 1er mars 1978, le Québec se dotait d’une loi visant principalement à soustraire du droit commun la réparation des préjudices corporels subis lors d’un accident de la route. Un régime d’assurance collective prévoyant une indemnisation automatique et forfaitaire, attribuée par la Société de l’assurance automobile du Québec (S.A.A.Q.), était mis en place. La «loi Payette», comme on la surnomme en souvenir de sa marraine Lise, instituait le principe du «no-fault». L’esprit sous-tendant cette révolution législative se résume ainsi: «la personne avant toute chose». La notion de «no-fault» implique une protection universelle, sans recherche de coupable, et excluant toutes autres formes de recours. Pour ce qui est des dommages matériels, la notion de responsabilité demeure, à la différence qu’elle est prédéterminée, dans certains cas, par la Convention d’indemnisation directe.
Avant l’adoption du «no-fault», la victime se devait d’établir une preuve devant les tribunaux de droit commun, avec tout ce que cela comporte de frais, délais et, surtout, d’incertitude quant au résultat. Il y avait bien une présomption de responsabilité depuis 1961, mais sa portée effective variait d’un tribunal à l’autre. Dénis de justice et refus par les assureurs de compenser la victime étaient monnaie courante. Évidemment, certains ne se plaignaient pas trop du système en place… Lors de l’adoption de la Loi sur l’assurance automobile, le Barreau du Québec monta aux barricades et tenta d’empêcher l’entrée en vigueur de dispositions qui, il faut bien le dire, avaient pour résultat de fermer totalement un champ de pratique qui s’était toujours avéré des plus lucratifs pour ses membres. On plaida que le «no-fault» allait engendrer une génération de conducteurs irresponsables. La sombre prémonition des gens de toge ne s’est point concrétisée. En effet, les statistiques démontrent que les nombres de décès et d’accidents sont en baisse constante au Québec.
Divers groupes représentant des accidentés de la route continuent de réclamer une consultation publique sur le sujet. Une consultation de ce type s’est tenue en 1989, avec pour résultat une légère érosion du principe de base de la loi. Un nouvel article fut adopté, ayant pour effet de réduire d’un montant variant de 10 à 75 % – en fonction du nombre de personnes à charge – l’indemnité de remplacement de revenu versée à un conducteur incarcéré pour avoir conduit en état d’ébriété. L’instigateur de la proposition d’amendement, l’avocat Marc Bellemare, y voit un début, si minime soit-il, d’orientation dans le bon chemin. «C’est bien peu comparé à nos revendications, mais c’est un début», explique-t-il. Les partisans du maintien intégral de la Loi ne voient pas les choses du même oil. «Un dangereux grignotement du principe de base de la loi (…)», écrira Thérèse Rousseau-Houle, juge à la Cour d’appel du Québec. Le professeur Daniel Gardner, de l’Université Laval, un des principaux défenseurs de l’intégrité de la Loi sur l’assurance automobile, a répondu pour nous aux arguments avancés par Me Bellemare et son lobby.
Plusieurs questions sont soulevées face à cette loi. Mais c’est l’indemnisation du conducteur fautif qui se retrouve au cour du combat. Arguments économiques, sociaux et émotifs se côtoient dans l’arène. Dans le coin droit, trois modifications proposées par Me Bellemare dans un mémoire présenté en 1996. Ces revendications, il les défend avec fougue. «Et je le ferai tant qu’il n’y aura pas de changements dans ce sens», martèle-t-il. Dans le coin gauche, son vis-à-vis le professeur Gardner maintient plutôt que notre législation est une des meilleures au monde. Donc, pas touche à ma loi.
Premier round:
«Que la S.A.A.Q. soit dotée d’un recours subrogatoire contre un automobiliste ayant causé des dommages corporels du fait d’un acte criminel au volant, jusqu’à concurrence des indemnités versées à la victime.» En clair, cela signifie que la S.A.A.Q. pourrait revenir contre l’automobiliste fautif et lui réclamer toutes les sommes qu’elle aura dû verser à la victime. «La S.A.A.Q. déclare que les criminels de la route coûtent 200 millions par année, explique Me Bellemare. En ces temps difficiles où l’on coupe un peu partout, il est inacceptable que l’État continue à supporter intégralement les conséquences économiques de l’alcool au volant.» Quels effets auraient une telle modification? Pour bien comprendre, il faut savoir qu’un droit de subrogation suppose la préexistence d’un autre droit chez la victime, celui de poursuivre. Donc, pour que la S.A.A.Q. puisse poursuivre un criminel de la route, il faudrait d’abord que la victime ait elle-même un recours. Ce serait donc, selon Daniel Gardner, une façon indirecte de réintroduire la notion de faute dans le système. Thérèse Rousseau-Houle avance pour sa part que «la Société devrait établir, selon les règles de la responsabilité civile, que le contrevenant est entièrement responsable de l’accident. (…) Les économies espérées risqueraient de fondre comme neige au soleil». En effet, une condamnation pénale n’entraîne pas automatiquement une responsabilité civile.
Deuxième round:
«Que le conducteur blessé en commettant un acte criminel au volant ne soit plus admissible à aucune indemnité», demande Me Bellemare. L’affaire Galipeau refait surface ici comme cas-type. En 1987, un chauffard, déclaré coupable de négligence criminelle ayant causé la mort de quatre personnes, reçoit en indemnité un montant plus élevé que celui de l’ensemble des quatre familles réunies. C’est en plein le genre d’affaire qui cimente le dossier des groupes de pressions. «C’est immoral et c’est loin d’être un cas isolé» assure Me Bellemare. Selon Daniel Gardner «ce qui serait immoral, ce serait que ces criminels s’en tirent sans punition pour leurs gestes. La Loi sur l’assurance automobile en est une d’indemnisation et non de punition. Si on considère que les punitions octroyées sont trop faibles, c’est le système pénal qu’il faut changer.» Quant à l’argument économique, là non plus les économies ne sont peut-être pas si évidentes qu’elles apparaissent à première vue. Vu la présomption d’innocence, la S.A.A.Q. devrait tout de même indemniser toute victime de la route. «Or, au Québec, il faut en moyenne 500 jours pour obtenir une condamnation pénale contre un criminel de la route. Moins de 3 % de toutes les victimes reçoivent encore des indemnités de la S.A.A.Q. au-delà de cette période. Il ne s’agirait donc pas de cesser de verser les indemnités, mais bien de les récupérer .» Bataille d’avocats à l’horizon…
Troisième round:
«Que l’on accorde à la victime d’un acte criminel commis avec une automobile les mêmes droits et recours que ceux reconnus aux autres victimes d’actes criminels.» Donc, permettre à la victime de poursuivre le conducteur préalablement condamné au criminel. «Dans certains cas, elle pourrait obtenir un montant plus élevé. Et elle aurait le loisir de choisir son avocat, de faire témoigner l’accusé afin de faire la lumière sur les circonstances de l’accident. De faire sa propre enquête quoi», poursuit Me Bellemare. Et le professeur Gardner de répliquer: «On fait ici référence à la Commission de la santé et de la sécurité du travail (C.S.S.T.) et à la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels( L.I.V.A.C.). Dans le premier cas, un employé ne peut poursuivre son propre employeur, même en cas d’acte criminel. La raison est simple: les employeurs financent entièrement le régime de "no-fault" en acquittant à l’avance une prime (cotisation). En les faisant payer avant et après, c’est le principe de base qui serait remis en cause. Quant à la L.I.V.A.C., ce n’est pas un régime de "no-fault". Personne ne paie de prime d’assurance pour se prémunir des conséquences d’une responsabilité future, contrairement aux lois sur les accidents d’automobile et du travail. Puisque le responsable de l’acte criminel ne paie aucune prime ou cotisation à l’avance, il est normal que la loi permette de le poursuivre après coup devant les tribunaux civils, de façon bien illusoire d’ailleurs (14 jugements de condamnation en plus de 25 ans, alors que le nombre de dossiers ouverts dépasse 75 000 pour cette même période).»
Le combat pourrait se poursuivre encore longtemps. Mais on peut aisément présumer que le fait d’ouvrir la porte à un certain droit de poursuite risque fort d’entraîner l’écroulement de tout le système. Deux poids, deux mesures; la contestation ne tarderait pas. Si le fait d’obtenir une condamnation au criminel ouvre la porte à une poursuite civile, il y a fort à parier que la pression sur le système pénal se fera plus forte. On voudra à tout coup que des accusations soient portées. Est-ce que Monsieur X qui tue un enfant parce qu’il était distrait en parlant dans son cellulaire sera moins criminel que Madame Z qui fauche l’enfant alors qu’elle affichait .09 d’alcool dans le sang? Et que dire des frais d’avocats encourus par toutes les parties impliquées…
Aucun système ne peut prétendre à la perfection. Des cas exceptionnels, chargés d’émotions, feront toujours sursauter. Mais doit-on mettre en péril une protection qui s’est avérée somme toute bénéfique aux victimes à travers les années? Cela reste à voir.