Société

La folie de l’an 2000 : Les zéros du samedi

Entre deux psychoses provoquées par le bogue de l’an 2000, on s’apprête à célébrer cet événement ô combien exceptionnel qu’est l’alignement de trois zéros sur nos calendriers. A n’en pas douter, les plus rapaces en profiteront aussi pour ajouter quelques zéros à leurs chiffres d’affaires.

Mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, l’année en forme de salle d’attente, est finalement entamée. Un peu partout sur la planète, on consacrera les trois cent et quelques jours qui restent à se préparer fébrilement à accueillir dans nos cours la tant convoitée deux millième, celle qui nous a tant fait rêver et qui fait désormais saliver les brasseurs d’affaires des quatre coins de la planète.

An 2000, mots magiques. Déjà, au début des années 90, quelque obscur homme d’affaires montréalais avait flairé le bon coup et avait fait déposer les marques de commerce L’Année 2000 et L’Année 2001, autant en anglais qu’en français. Chez nos voisins du sud, la U.S. Patent and Trademark Office dénombre actuellement plus de deux mille cinq cents demandes ou enregistrements contenant le chiffre 2000, et plus de mille incluant le terme Millennium.

Quelques exemples parmi tant d’autres, en traduction française: la Brosse à dents du nouveau millénaire, le Calendrier du millénaire (ce qu’il doit être lourd!), les Steaks du nouveau millénaire (étrangement, il n’y a pas de bouf du nouveau millénaire), la Vanille du millénaire, la Bible du nouveau millénaire (avec un Jésus tout neuf?). Dans le genre «officiel» autoproclamé, on ne s’est pas gêné non plus: le Pop-corn officiel du nouveau millénaire, le Commanditaire officiel des produits pour le World Wide Web du millénaire, la Compagnie officielle des saveurs du nouveau millénaire ou encore Playboy – la Compagnie de divertissement officielle du millénaire. Beaucoup de bruit pour rien.

Compte pour tous
Dans un autre registre, ils sont nombreux à s’être rappelés de la propension du genre humain pour les comptes à rebours. Vous n’en pouvez plus de calculer le temps qu’il reste avant le moment fatidique? Procurez-vous une de ces montres ou horloges qui indiquent le décompte à la seconde près jusqu’au 31 décembre, minuit. Et tant pis si elles ne servent plus à rien après cette date: au moins, elles ne seront pas victimes du bogue de l’an deux mille.

Même à Québec, le périssable est de bon ton: deux mille personnes paieront chacune 50 $ (ou 250 $ pour une entreprise) pour voir leur nom inscrit sur un sablier géant (un sablier sans sable, doit-on préciser, puisque celui-ci est remplacé par des billes de verre) qui, dès le premier coup de minuit, ira reposer tranquillement dans les greniers du Musée de la civilisation.

Lui aussi destiné à sombrer dans l’oubli, le Millennium Message Book vous offre la possibilité d’inscrire un message, au coût de dix dollars américains, dans un livre qu’on enfermera dans un monument du millénaire (pas encore construit) aux Seychelles.

L’éphémère vous branche? Le site de Everything 2000 vous offre l’opportunité de jumeler votre nom à une des 172 800 secondes des 31 décembre 1999 et 1er janvier 2000. Personne n’a encore compris ce que ça pouvait donner mais, fait exceptionnel, c’est gratuit!

Côté produits, on n’a pas fini d’être envahi de tout et de rien, que ce soit avec les Méga Million$ 2000 de Loto Québec ou les cuvées spéciales du millénaire de toutes sortes, comme ce fabuleux vin de bananes concocté par un vigneron écossais. Dans la région de Bordeaux, on a déjà commencé à vendre à grand prix la cuvée spéciale de l’an 2000, alors qu’on n’a, forcément, aucune idée de la qualité du millésime.

Le deux millième semble aussi affecter grandement les dirigeants fédéraux, qui distribuent les subventions à tous vents dans le cadre du Programme de partenariat du millénaire. Denis 1er, souverain de l’étrange monarchie municipale de l’Anse-Saint-Jean, mettra la main sur un quart de million de dollars pour la sculpture d’un immense saint Jean-Baptiste, visible seulement à vol d’oiseau, dans une forêt de 800 000 pieds carrés. A Drumheller, en Alberta, on a reçu autant de fric pour construire un dinosaure géant dont la mâchoire servira d’observatoire. Et, à l’île du Prince-Édouard, c’est 915 000 $ qui seront flambés pour réaliser l’Arbre du Canada, une sculpture de 35 pieds permettant «à tous les Canadiens de célébrer leur pays». Pour peu, on croirait que le bogue de l’an 2000 a déjà frappé.

La fête au carré
C’est cependant du côté des voyages et autres fêtes grandioses qu’il faut jeter un coup d’oil pour voir la réelle couleur de l’argent. Si, par exemple, vous souhaitez observer la première lumière de l’an 2000, il vous faudra disposer d’un gros mois de vacances et de quelque trente mille dollars pour embarquer à bord de la First-Light Expedition. Départ de Nouvelle-Zélande pour cette croisière de 29 jours sur un brise-glace russe (toujours rassurant) en direction de la ligne de changement de date, près du cercle antarctique. Les petits futés qui voudraient se rapprocher un peu plus peuvent tout de suite oublier ça. Plus près, c’est l’Antarctique, qui vit à l’heure de Greenwich parce que dépourvu de fuseau horaire. Et si c’est l’heure de Greenwich, ce n’est toujours pas l’an 2000. Pour les plus modestes, quelques milliers de dollars suffiront pour leur donner l’impression de passer à l’histoire. A bord du Fantasia del Mar, les passagers auront l’occasion d’être les derniers à franchir le canal de Panama sous contrôle américain, ou les premiers à le franchir sous contrôle panaméen s’ils sont du voyage de retour. Quelle expérience!

Ceux qui préfèrent l’avion auront l’embarras du choix. Le prestigieux «Private Jet Celebrating the Year 2000» vous entraînera pendant dix-huit jours dans les îles du Pacifique sud et, fantaisie suprême, vous propose un double party du jour de l’an: un premier le 31 à Auckland en Nouvelle-Zélande et un autre le lendemain sur l’île Moorea, à côté de Tahiti, toujours le 31 décembre, grâce à la magie de la ligne de changement de date. Le tout pour à peine 42 900 $ américains. Pour mille dollars de plus, les plus pressés peuvent profiter du forfait en jet privé: en un jour, ils visiteront Hong Kong, Londres et New York, repas compris. Une aubaine. Pour un peu plus de prestige et moyennant 75 000 $ américains, on propose un tour du monde de 18 jours en Concorde avec escales à Hawaii, en Australie, à Hong Kong, en Inde, au Kenya et en Égypte. Repas compris, à 2156 km/heure. Bonjour la digestion. Enfin, toujours en Concorde, on défie carrément le temps. Premier réveillon à Paris, on saute dans l’avion à minuit trente pour atterrir à Terre-Neuve à 22h30 où on attendra le coup de minuit pour remettre ça (on respire un grand coup) en direction de Vancouver, où l’arrivée est prévue pour 23h30, question de s’achever complètement. Reste à savoir qui a réellement envie de débourser 50 000 dollars (américains, toujours) pour fêter deux fois le jour de l’an au Canada.

Plus sédentaire, mais tout aussi fortuné, vous pouvez débarquer dans l’un des trente-trois Ritz Carlton de la planète qui offrent un forfait de trois nuits dans la suite royale avec cuisinier personnel, champagne, balades en Jaguar ou en hélicoptère, cadeaux utiles comme des housses à bâton de golf en vison ou une cape de cachemire. Le tout pour la bagatelle de cent mille dollars. Bonne année, maudit pauvre!

Bien sûr, tout le monde pourra fêter l’événement comme bon lui semble. Mais pour ce qui est des célébrations grandioses, le commun des mortels n’aura pas grand-chose à se mettre sous la dent. Certes, la ville de Binghamton, dans l’État de New York, a un programme tellement chargé qu’on souhaite y prolonger le réveillon du jour de l’An pendant toute la fin de semaine. Mais ailleurs, rien de bien impressionnant: des feux d’artifice, pour faire changement, et, que ce soit à Paris, Berlin, New York, Vancouver, Rio, Miami, Tokyo, Sydney ou Seattle, des écrans géants pour observer ce qui se passe dans les grandes capitales du monde. Bref, les gens auront l’insigne honneur de regarder à la télé des gens qui les regardent à la télé. On va s’ennuyer du Bye-Bye.