Jean-Marc Piotte : Les unions, quossa donne?
Société

Jean-Marc Piotte : Les unions, quossa donne?

Phare du mouvement marxiste dans les années soixante-dix, JEAN-MARC PIOTTE vient de publier un recueil de textes portant sur le syndicalisme. L’occasion de se pencher sur les forces et les faiblesses du mouvement, à la veille du prochain clash entre les grosses centrales et le gouvernement…

Jean-Marc Piotte est sans conteste un des intellectuels majeurs du Québec contemporain. Fondateur de la revue Parti pris, ancien militant et théoricien marxiste, il est convaincu qu’un mouvement syndical dynamique constitue un élément essentiel d’une société réellement démocratique. Professeur de sciences politiques à l’UQAM, Piotte a donc milité activement au sein des syndicats dans les années soixante-dix. Il a aussi dégainé sa plume à plusieurs reprises, et les éditions Nota Bene ont eu l’excellente idée de publier Du combat au partenariat: interventions critiques sur le syndicalisme québécois, un recueil de ses principaux textes sur le syndicalisme.
Alors que des négociations importantes débutent entre les syndiqués du secteur public et le gouvernement du Québec, Piotte propose de brasser des idées pour faire du brasse-camarades.

Dans votre livre, on retrouve certains textes sur le syndicalisme québécois écrits dans les années soixante-dix. Sont-ils encore pertinents?
Oui, ne serait-ce que parce que les jeunes ne connaissent plus l’histoire syndicale. Beaucoup de professeurs d’université qui ont été des militants marxistes dans les années soixante-dix donnent l’impression que leur passé n’a jamais existé. Ils parlent à peine de leur jeunesse «lyrique», qui n’aurait plus d’importance puisqu’ils sont devenus «pragmatiques». Ce n’est pas ainsi qu’ils permettent aux jeunes d’apprendre à se situer historiquement. Quant à moi, je n’ai pas honte de mon passé. Je me suis parfois trompé; mais je crois aussi avoir réalisé de bons coups.
Ce refus de perspective historique hante également les centrales syndicales. Dans les textes de la CSN, par exemple, on nous explique que seul le syndicalisme de partenariat – plutôt que le syndicalisme de combat – répondrait adéquatement au contexte de la mondialisation. Pourtant, l’idée de partenariat ressemble étrangement à l’idéologie des centrales syndicales catholiques de la première moitié de ce siècle! On fait donc face à la mondialisation avec des solutions revampées.

C’est parce qu’on a nié notre histoire réelle et qu’on ne l’a pas analysée que notre vieux fond religieux ressort si facilement.

Nombreux sont ceux qui reprochent aujourd’hui aux syndicats d’être bureaucratisés à l’excès, et d’être à la solde d’une élite syndicale. Des critiques que vous exprimiez dès le début des années soixante-dix.
C’est toujours plus facile pour les dirigeants syndicaux de décider pour les autres que d’animer et d’encourager les débats. Mais j’ai appris par mon père, qui travaillait au CPRail, que faire du syndicalisme, ce n’est pas seulement penser en termes de conventions collectives mais c’est aussi développer la conscience des gens.

Les syndicats ont un rôle de démocratisation puisqu’ils permettent aux travailleurs de s’impliquer dans les débats et dans les prises de décision. Les syndicats ont été très vivants dans les années soixante-dix parce qu’on s’y engueulait beaucoup! Aujourd’hui, il n’y a personne dans les assemblées générales parce qu’il n’y a pas de débats.

Vous reprochez aux leaders syndicaux d’avoir adopté les mêmes schèmes mentaux et les mêmes objectifs que les patrons et les politiciens.
La démocratie, c’est la possibilité qu’il y ait différentes logiques qui s’opposent. Les entreprises doivent défendre une logique de rentabilité et de profit, sinon il y a un krach économique. Quant aux politiciens, ils ont privilégié l’approche du déficit zéro. Les syndicats, quant à eux, doivent défendre les conditions de travail et les salaires de leurs membres.
Il est normal d’exiger des conditions de travail décentes. Quand les dirigeants syndicaux pensent en termes de productivité, de profit et de déficit zéro, on se retrouve avec une pensée unanimiste et un déficit démocratique. Les leaders syndicaux d’aujourd’hui vont même jusqu’à se vanter qu’on ne fasse plus la grève au Québec alors que les salaires stagnent depuis dix ans! Il y a donc un problème.

Suite aux Sommets socio-économiques organisés par Lucien Bouchard, le patronat, le gouvernement et même les syndicats s’étaient réjouis d’avoir obtenu un consensus.Or, je ne crois pas au consensus. Quand il y a consensus, c’est qu’il y a un perdant. Je crois, par contre, au compromis qui implique que les diverses parties ont des intérêts spécifiques qu’elles parviennent à concilier.

Le problème, c’est que les leaders syndicaux des dernières années ont donné d’entrée de jeu aux patrons et aux gouvernement ce qu’ils voulaient, en espérant que ces derniers leur renverraient l’ascenseur. L’ascenseur n’est jamais revenu.

Mais on nous répète constamment que l’économie moderne fonctionne selon des «lois naturelles», et que pour promouvoir la création d’emplois, il faut défendre les intérêts des entreprises et poursuivre la politique du déficit zéro…

Le syndicalisme dans le domaine privé doit évidemment tenir compte de la productivité. Mais il faut savoir distinguer les intérêts des patrons des intérêts des travailleurs. La FTQ pense aujourd’hui en fonction de son fonds de solidarité qui est un fonds financier comme les autres. Je rêve du jour – et ça va arriver – où des syndiqués de la FTQ vont déclencher une grève dans une entreprise financée par le fonds de la FTQ!

Quant à la politique du déficit zéro, les syndicats l’ont appuyée sans réserve. Seuls des groupes communautaires, de femmes en particulier, parviennent à provoquer un débat au sujet de la lutte au déficit, lui préférant la lutte à la pauvreté.

L’aspiration souverainiste n’est-elle pas un autre élément qui encourage les leaders syndicaux à faire amis-amis avec le gouvernement péquiste?
Les leaders syndicaux croient effectivement que l’indépendance est la condition indispensable de tout progrès social. Je voterais peut être encore «oui» lors d’un prochain référendum, mais j’ai toujours défendu l’idée selon laquelle les syndicats doivent se préoccuper des questions sociales et économiques avant la question nationale. Je crois qu’il faut parfois même que les syndicats québécois articulent leur stratégie avec la gauche canadienne anglaise. Aujourd’hui, les syndicats subordonnent les intérêts de leurs membres à la stratégie du PQ.

Ne croyez-vous pas qu’il y a une désaffection massive des jeunes face à l’idéal syndical?

On observe aussi l’inverse! Les jeunes occupent souvent des postes mal payés et ne bénéficient d’aucun avantages sociaux. Dans ces Mcjobs, ils vivent des conditions de travail presque similaires à celles qui prévalaient au dix-neuvième siècle. Ce sont donc souvent des jeunes dans le début de la vingtaine qui tentent d’implanter des syndicats.

J’ai d’ailleurs à ce sujet une anecdote très révélatrice: un jeune ayant entendu parler de mon livre est venu me rencontrer à l’université. Il voulait discuter avec moi de son idée d’implanter un syndicat dans son milieu de travail. Il n’avait pas d’éducation syndicale, ni politique, mais il voyait les syndicats comme une solution à ses problèmes et un moyen de s’organiser. Il a été surpris que je sois si vieux mais que je sois en même temps si critique!

Cela nous amène à parler du rôle social de l’universitaire…
Les intellectuels, tout comme les syndicats, doivent arrêter d’être des relais du pouvoir et ils doivent jouer leur rôle de contre-pouvoir. Il faut créer des espaces de liberté et de discussion. En tant que professeur d’université, je veux forcer les étudiants à penser. Je ne leur demande pas de penser comme moi, mais je veux qu’ils fassent au moins l’effort de réfléchir de façon critique.

En 1997, vous avez publié Les Grands Penseurs du monde occidental (éditions Fides), un essai dans lequel vous présentiez une trentaine de philosophes politiques. Lequel considérez-vous comme le plus important pour comprendre notre monde?

Je ne pense pas qu’on puisse bien comprendre la société d’aujourd’hui sans lire ou relire Karl Marx, mais aussi John Locke. Si les libertés individuelles doivent être défendues, comme le pense Locke, il ne faut pas nier pour autant que des pouvoirs politiques décident souvent pour nous en fonction de leurs propres intérêts. Il faut donc essayer de recréer des solidarités, d’où l’importance de relire Marx. Seul, on se démerde, mais on ne s’en sort pas. Si tu n’as pas de prise sur la société, tu viens au monde pour crever. En attendant, tu paies ton loyer…

Du combat au partenariat: interventions critiques sur le syndicalisme québécois
Nota Bene, 1998, 272 pages