Société

Gaétan Girouard : La mort d’un surhomme

Le journaliste de TVA était un bourreau de travail; tout le monde vantait son zèle. Mais pendant que les cotes d’écoute grimpaient, l’homme, lui, sombrait. Autopsie d’une réussite.

On perd sa vie à la gagner, soupire Willy Loman, avant de mettre fin à ses jours. Loman, c’est l’antihéros imaginé par Arthur Miller dans La Mort d’un commis voyageur, une pièce – très actuelle – qui aura cinquante ans le 10 février. Loman commet ce geste ultime pour ne jamais ressentir l’humiliation d’avoir échoué sa vie. Au lendemain des funérailles de Gaétan Girouard, je pensais à tous les pauvres commis voyageurs de la terre…

Là pourrait s’arrêter le parallèle. Contrairement à Loman, le journaliste vedette de TVA avait réussi sa vie professionnelle, sociale et familiale. Toutefois, en y pensant bien, les deux hommes se ressemblent beaucoup. Ils se rejoignent dans leur insatiable soif de reconnaissance et de succès, dans leur acharnement surhumain à ne jamais faiblir, ou faillir.

De toute évidence, Gaétan Girouard abhorrait la petitesse de la condition humaine. Ses collègues le comparaient à une machine qui fonctionne toujours à pleine vapeur. Son zèle était contre nature. L’être humain doit s’arrêter. Et pas seulement pour dormir. C’est un cliché: notre monde compétitif et cybernétique valorise la rapidité et méprise l’immobilité, qu’il confond avec l’immobilisme. Des auteurs ont dénoncé ces nouvelles valeurs. Wajdi Mouawad, Dany Lafferrière et Milan Kundera, par exemple, ont déjà fait l’éloge de la lenteur. Mais qui les écoute?

Voilà longtemps que les intellectuels ne figurent plus au panthéon des role models. Ils ont été détrônés par des athlètes, des interprètes et des hommes d’affaires. Des gens qui misent sur la performance à tout prix. Des personnalités dont la valeur du compte de banque est plus importante que celle du cour.

Le culte de la performanceLa mort de Gaétan Girouard m’a bouleversé. Pourtant, je ne le connaissais pas. Je ne suis pas vraiment un amateur de J. E. – je n’avais même jamais regardé cette émission avant d’être invité, en octobre dernier, à J. E. en direct, pour discuter du plagiat chez les humoristes. J’avais déjà vu aux nouvelles quelques reportages signés Girouard. Pour être honnête, je n’étais pas fervent de son style de journalisme sensationnaliste.Mais sa mort m’a troublé. Toute mort est une tragédie. Encore plus, lorsqu’elle frappe un homme jeune, intelligent, talentueux et modeste. Mais le plus triste dans tout cela, c’est que ce suicide m’apparaît plus significatif que la fin tragique «d’un homme piégé par le cercle vicieux de la dépression».

Depuis deux semaines, on répète à toutes les tribunes que le journaliste était, depuis l’âge de seize ans, un bourreau de travail; qu’il ne comptait pas ses heures, et sacrifiait même des nuits de sommeil… Y a-t-il un diplômé en ressources humaines dans la salle des nouvelles? Les patrons de TVA n’ont-ils jamais réalisé qu’un de leurs meilleurs journalistes se brûlait pour les cotes d’écoute?

Je vous entends me dire qu’il ne faut blâmer personne. Et vous avez raison! Tel l’alcoolique avec la bouteille, personne ne peut empêcher un workaholic de travailler. L’animateur aurait fait à sa tête. Son insécurité chronique empêchait toute espèce d’aide et de réconfort de la part de ses proches et de ses collègues.A l’exception qu’ici, personne n’osait dire quoi faire au journaliste, parce que tout le monde admirait «Gaétan». Plus le journaliste s’isolait dans sa souffrance, plus on le félicitait pour ses prestations. Plus il courait à sa perte en misant tout sur le succès, plus on le récompensait pour son travail.

Puis un jour, trop tard, on découvre que le «gentleman des ondes» toujours sur son trente-six, devant la caméra ou au volant de sa Volvo, était un être seul et dépressif. Est-ce que cela va nous aider à prendre un recul face à nos symboles de réussite sociale? Pas du tout. Au contraire. On vénère le Robin des bois disparu. (A l’instar de Céline, d’ailleurs, son prénom est devenu d’usage commun au Québec. Ce qui prouve l’ampleur de cette admiration collective.)

Finalement, le suicide de Gaétan Girouard – comme celui de Willy Loman dans le drame le plus populaire du théâtre nord-américain – en dit beaucoup sur notre société où l’individualisme est devenu LE rêve collectif. Un monde dans lequel la valeur se compte toujours d’après la plus-value: les cotes d’écoute, pour les émissions; les votes, pour les politiciens; les salaires faramineux, pour les sportifs; les profits, pour les dirigeants d’entreprises; les heures supplémentaires, pour les employés, etc.; mais jamais d’après les qualités humaines. Un monde où la faille qui traverse inexorablement chaque être – tel un trésor caché – est devenue un gouffre dans lequel les plus faibles sombrent trop souvent.

A travers la représentation des tragédies humaines, au seuil d’un autre millénaire, les Grecs cherchaient des explications à la révolte des dieux. Si l’humanité n’a jamais été un jardin de roses, ou un asile pour âmes sensibles, la dichotomie croissante entre le confort matériel et la détresse morale a de quoi faire réfléchir tous les «logues» de l’an 2000.