Journalistes judiciaires : La plume et l'épée
Société

Journalistes judiciaires : La plume et l’épée

Les organisations criminelles sont de plus en plus dures. Elles vont jusqu’à tuer des gardiens de prison pour se venger! Est-ce que cela effraie les reporters qui couvrent la mafia et les motards? Le journalisme judiciaire est-il un métier à risques? Trois pros nous en parlent…

Dans Omertà, il s’appelait Bertrand Fournel. L’air toujours un peu hagard, il avait pour habitude de renifler ses cigarettes sur toute leur longueur avant de se les allumer. Un vrai fouille-merde, qui avait le don de mettre en beau fusil l’escouade criminelle au grand complet.

Dans une réalité moins caricaturale, il y a eu Gaétan Girouard, qui, lui, a eu le don de mettre les motards dans tous leurs états. (D’ailleurs, ce sont les affaires criminelles qui l’ont mis au monde, c’est sur ce beat qu’il s’est bâti une réputation, qu’il a créé son personnage.)

Il y a cinq ans, le jour des funérailles d’un de leurs matamores, les Hell’s Angels avaient chassé Gaétan Girouard hors de Sorel, comme dans un bon vieux western, au vu et au su de la police locale. En guise d’intervention, les constables se sont contentés de relever un peu leur casquette…

A une autre époque, il y a eu Jean-Pierre Charbonneau. Dans le temps, ce n’étaient pas les motards qui faisaient la manchette, mais la mafia italienne.

Aujourd’hui député péquiste dans Borduas, Jean-Pierre Charbonneau doit affronter la mauvaise humeur des élus des deux côtés de la Chambre, à titre de président de l’Assemblée nationale. Mais les esclandres des parlementaires, c’est de la petite bière à côté de ce qu’il a vécu à titre de journaliste affecté à la couverture des activités policières, à La Presse, d’abord, puis au Devoir, dans les années soixante-dix. Il est également auteur d’un livre-enquête, La Filière canadienne, sur le trafic de la drogue.

Son intérêt marqué pour la mafia a failli lui coûter la vie. «J’avais choisi mon camp, se souvient-il, et il n’était pas question de prendre un verre dans les cabarets de Vic Cotroni ni d’être sur le payroll de la pègre, comme certains journalistes à l’époque. J’étais un croisé. Mais qui dit croisé dit danger…»

Ainsi, sa couverture de la célèbre Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO), qui a vu défiler à peu près tout ce que Montréal comptait de mafiosi, a bien failli l’emmener six pieds sous terre: le 1er mai 1973, un tueur à gages a fait irruption dans la salle de rédaction du Devoir, et a fait feu sur Charbonneau. «Le crime organisé n’aimait pas beaucoup ce que je faisais. Ma formation en criminologie m’amenait à voir les choses plus globalement. J’établissais des liens entre les différents événements, ce qui permettait d’identifier qui était qui par rapport à quoi.»

Fais ce que doisQuand on scrute les organisations criminelles à la loupe, leurs membres n’apprécient guère, confirme André Cédilot, journaliste qui couvre cette scène depuis vingt-quatre ans à La Presse. «Le milieu criminel n’aime pas être scruté par l’oil public.» Cédilot ne s’est jamais attiré les foudres du monde interlope pour ses indiscrétions d’intérêt public. Mais lorsqu’il a commencé à suivre les activités de la Commission des libérations conditionnelles, les malfrats n’ont guère apprécié. «Aujourd’hui, c’est là que ça se passe, insiste Cédilot. Ce n’est plus en cour où un personnage peut être condamné à dix ans de taule. C’est à la Commission des libérations conditionnelles, où les dix ans de prison se transforment souvent en moins de trois ans. Mais mes textes ont agacé beaucoup de monde, tant à la Commission que chez les criminels. Ils n’étaient pas habitués de voir le public juger de leur travail ainsi. Ça leur a pris un certain temps avant qu’ils ne se rendent compte que ce n’étaient pas eux personnellement que mes textes visaient, mais le système.»

Dans le cas de Charbonneau, c’était l’inverse: c’est l’individu qui était visé, pas la presse en général. Son agresseur, Tony Mucci, qui n’avait que dix-huit ans à l’époque (Charbonneau en avait vingt-trois), devait être plus tard idenfié formellement devant la CECO, en compagnie du numéro deux de la mafia montréalaise, Paolo Violi. «Quand tu es dans la vingtaine, que tu commences dans le métier, tu es beaucoup plus téméraire, même si tu as une certaine conscience du danger, dit Charbonneau. Mais je voyais le feu de loin, et tant que je n’ai pas senti la chaleur, je n’avais pas idée de ce qui m’attendait au détour.»

Non seulement le tueur à gages a-t-il raté sa cible, mais le journaliste a persisté et signé d’autres textes. Sauf qu’une fois sorti de l’hôpital, il a décidé de s’armer. «Je m’étais procuré un .38, pour me sentir plus en sécurité, mais c’était une fausse sécurité.»

Dans les semaines qui ont suivi cette tentative de meurtre, Charbonneau a effectué une enquête qui a permis de relier publiquement le ministre libéral Pierre Laporte, martyr de la Crise d’octobre, au crime organisé. La nouvelle avait fait éclater en sanglots le ministre de la Justice Jérôme Choquette en pleine Assemblée nationale! «L’événement a donné au genre ses lettres de noblesse, croit Charbonneau. D’autant plus que c’était arrivé à un journaliste du Devoir!»

La chair de poulePersona non grata, les journalistes de la scène policière? Pas vraiment. Selon Michel Auger, reporter judiciaire au Journal de Montréal (qui a initié Charbonneau au monde de la confidence policière, au début des années soixante-dix), couvrir les affaires policières, c’est la même chose que de couvrir la politique. «C’est le même métier, dit-il. Mais contrairement aux journalistes politiques, notre principale difficulté est de faire parler nos sujets. Ils ne veulent pas parler, et ils ne veulent pas qu’on parle d’eux. Alors que les journalistes politiques, eux, ont le problème inverse: ils ont de la difficulté à faire taire leurs sources!»

Auger a beau couvrir le beat mafia/motards, il se sent en parfaite sécurité. Car même si le milieu est rough and tough, l’attentat contre Jean-Pierre Charbonneau est demeuré un cas isolé. «Si j’avais la chienne à pratiquer mon travail, je deviendrais plutôt horticulteur», lance-t-il.

Mais, depuis les années soixante-dix, le crime organisé a évolué. Les motards, notamment, sont montés en force. «C’est plus dangereux aujourd’hui», constate Charbonneau. Et la justice elle-même n’est plus à l’abri du mécontentement des criminels. C’est ainsi que deux gardiens de prison ont été assassinés par d’ex-détenus… Comme le dit Auger (qui s’est déjà fait dire par des membres d’organisations criminelles «qu’il avait les jambes trop longues»): «Avec les motards, aucun citoyen n’est à l’abri. Ils ont déjà tué des innocents.»

«Parfois, j’ai la chair de poule, confie André Cédilot. Mais rien de plus. Au procès de Mom Boucher, il y avait de l’intimidation de la part des motards. Deux gros bikers venaient s’asseoir à mes côtés et m’envoyaient des regards. Mais ces formes d’intimidation, ça fait partie de la game. En général, ils ont plutôt tendance à faire l’inverse: ils découpent tes articles, et ils les collent dans leur scrapbook!»

Cette forme d’intimidation, Charbonneau l’a connue. «"C’est toi, Jean-Pierre Charbonneau?", m’avait demandé Vic Cotroni au palais de justice. Mon estomac n’a fait qu’un tour!»

«En fait, il y a moins de violence aujourd’hui qu’à l’époque, poursuit Michel Auger. La mafia a compris qu’il valait mieux se tenir tranquille et se faufiler dans le système plutôt que de faire des grands coups. Quant aux motards, ils emploient les mêmes méthodes qu’à l’époque. Seulement, ils le font avec plus de moyens.»

Travailler pour la police?Qui manipule qui, qui sert l’intérêt de qui? La relation entre le journaliste et les corps policiers en est une de confiance en demi-teintes. «Des policiers qui m’ont questionné pour savoir ce que je savais sur une histoire? Oui, c’est déjà arrivé, poursuit Cédilot. Rien ne nous force à jouer ce jeu. Ce que je peux leur transmettre, c’est ce que j’ai déjà publié comme information, sans plus.»

«La grande difficulté, dit Auger, c’est que ceux qui détiennent l’information dans ce milieu – c’est-à-dire les policiers – n’ont jamais intérêt à nous parler.»

«Je ne suis pas là pour faire avorter des enquêtes, affirme André Cédilot. Quand une enquête tombe à cause d’informations qui ont coulé, ce sont des deniers publics qui sont gaspillés. Jamais je ne foutrai en l’air une enquête pour publier des informations qui ne sont pas d’intérêt public. La nouvelle, ce n’est pas ce sur quoi la police enquête présentement, mais le résultat de cette enquête. Ce n’est pas de la censure, c’est du jugement!»

Les policiers ont le commentaire sibyllin même lorsqu’ils font de bons coups. Alors, quand ce sont eux qui sont l’objet de suspicions, ils restent muets: la solidarité interconstabulaire fait son ouvre. «Quand ça touche le travail des policiers, c’est beaucoup plus difficile. Tout le milieu se referme comme une huître», dit André Cédilot.