Société

Les mafias russes : Semeurs de roubles

Après avoir mis l’ex-URSS à genoux, les mafias russes sont parties à la conquête du monde. Elles s’infiltrent partout: dans les systèmes bancaires, politiques, juridiques… Criminaliste française, HÉLENE BLANC a consacré trois livres au phénomène, dont Le Dossier noir des mafias russes. Selon elle, le temps est venu de briser l’Omertà…

Le 10 janvier, un chargement de 30 000 litres d’alcool, d’une valeur de trois millions de dollars, était saisi par la police dans l’Est de Montréal. Selon toute vraisemblance, la mafia russe aurait organisé le coup. Loin de se cantonner seulement sur son territoire, elle sévit maintenant partout dans le monde. A Montréal aussi. En plus d’écouler de l’alcool de contrebande, la mafia russe est reconnue ici dans le domaine des salons de massage, et du vol à l’étalage dans les grands magasins.

La criminaliste et politologue française, Hélène Blanc, a entendu des centaines d’histoires de ce genre. Cette spécialiste des mafias russes a d’ailleurs écrit trois livres sur le sujet. Son dernier, Le Dossier noir des mafias russes, sorti l’an dernier, relate les origines de ces organisations criminelles dans le moindre détail. Selon elle, les mafias italiennes sont bon enfant à côté de leurs consours russes. En 1993, Boris Eltsine s’inquiétait déjà de l’ampleur du phénomène: «Le crime organisé est devenu le danger majeur de notre société!»

Les mafias russes sont-elles plus à craindre que l’ancien régime communiste?Le communisme, aujourd’hui, ne me paraît pas dangereux. En revanche, les mafias russes, oui. Parce qu’elles ont fait main basse sur les ressources naturelles de la Russie, qui sont gigantesques, et aussi sur une bonne partie de l’économie officielle… De 50 à 80 % de l’économie russe serait contrôlée par les mafias. Selon le ministère russe de l’Intérieur, les mafias russes exercent leur pouvoir sur 40 000 sociétés, 550 banques (dont les dix plus grandes) et 4000 sociétés anonymes. Ce qui m’inquiète, c’est que ces gens aient réussi à mettre la Russie, qui est un État extrêmement riche, à genoux. Et qu’après avoir conquis le pouvoir économique là-bas, ils soient partis à la conquête du monde. Déjà, ils sont présents dans au moins quarante pays.

Il est évident que c’est un danger beaucoup plus grave que le communisme à une certaine époque. Les mafias russes sont beaucoup plus violentes, plus sanglantes, plus agressives.

Les mafias sont-elles une menace pour la démocratie naissante en Russie?Tant que le pays sera gouverné par les mafias, par les parrains russes, qui sont des hommes extrêmement riches et dont l’identité est inconnue, et par une poignée d’énormes oligarchies économico-financières, qui font pression sur le gouvernement, sur le Parlement, et même sur le président russe, il n’est pas question qu’il y ait, en Russie, un État de droit. Il n’est pas question qu’il y ait une véritable démocratie.

Quelles sont les différences entre les mafias italiennes et les mafias russes?Les mafias italiennes se sont plutôt constituées autour de clans familiaux. En ce qui concerne les mafias ex-soviétiques, leur particularité, c’est qu’elles sont nées du communisme et sous le communisme – avec la bénédiction du Parti communiste et du KGB de l’époque. C’est une chose tout à fait spécifique à l’ex-URSS. Leur manière de se constituer, de se structurer est complètement différente. Dans chaque ville, il y a des clans locaux. Au total, selon les chiffres officiels, douze mille clans criminels sont répertoriés sur le territoire russe.

Ce n’est pas une mafia russe, mais bien plusieurs mafias russes…La mafia russe n’est pas homogène, elle n’est pas monolithique. Chaque groupe possède ses spécialités. Il y a le trafic de matières nucléaires, la distribution du pétrole, le trafic d’armes, la drogue, les réseaux internationaux de prostitution, l’ambre, les enfants, les organes… Ils sont aussi passés maîtres dans l’art de fabriquer de faux papiers, qui ont l’air plus vrais que vrais.

Selon vous, la menace d’un trafic de matières nucléaires est-elle sérieuse?En 1995, l’ancien vice-ministre de l’Intérieur, Mikhaïl Egorov, affirmait que la mafia russe était capable de livrer des matières partout sur le globe, et qu’elle possédait suffisament de matières nucléaires pour fabriquer une bombe cinq fois plus puissante que celle d’Hiroshima. Le problème, c’est qu’on trouve très peu de preuves, et qu’on arrive difficilement à arrêter des gens.

La mafia russe est-elle bien implantée en Amérique du Nord?Tout à fait. Dans une bonne vingtaine de villes américaines. Elle est aussi présente au Canada, un pays qui les intéresse parce qu’il est riche, et parce qu’il possède des frontières communes avec les États-Unis. Lorsqu’ils arrivent dans un pays, ces gangsters répètent ce qu’ils ont fait en Russie et dans les anciennes républiques de l’URSS. Ils s’infiltrent dans l’économie, dans la Banque, dans la Bourse. Ils essaient de corrompre les fonctionnaires, l’élite intellectuelle et l’élite politique. Ils s’immiscent dans tous les milieux. De ce fait, en infiltrant les milieux décideurs d’un pays, ils réussissent à fragiliser nos démocraties.

Pensez-vous que la mafia russe ait infiltré le pouvoir en Russie?Ces mafias n’auraient jamais pu exercer une telle influence sur la Russie si elles n’avaient pas été protégées par le pouvoir politique. On le voit bien par le meurtre de grandes personnalités russes qui essaient de résister au phénomène: des journalistes, des politiciens, des banquiers, des hommes d’affaires, des percepteurs qui essaient de faire entrer les impôts dans les coffres de l’État… Ils éliminent impitoyablement tous les obstacles qui se trouvent sur leur route.

Une des consatations de l’ère Eltsine, c’est que l’État est criminalisé de haut en bas. Toutes les sphères de pouvoir (la justice, la police, l’armée, les services secrets, et même le *Parlement) sont infiltrées par les capitaux mafieux. C’est pour ça qu’on ne peut pas parler, même s’il y a une Constitution, de démocratie, car le jeu démocratique est faussé par la corruption. Entre 35 et 40% des membres du Parlement sont liés de près ou de loin au crime organisé. Certains députés ont fait financer leur campagne législative par des capitaux sales, et, en échange, ils sont obligés de rendre des services.

Eltsine est-il otage ou complice de la mafia?Je n’ai pas de réponse à cette question pour le moment; il est un peu tôt. Les Russes se posent la question et ils ont raison de se la poser. Ce n’était pas le cas quand il est arrivé au pouvoir en 1990, car c’était un homme politique intègre. Aujourd’hui, on pourrait peut-être ne pas dire la même chose.

Le cancer «mafia» est-il guérissable, ou devrons-nous apprendre à vivre avec?Plus les gens vont ignorer le phénomène, moins ils vont le combattre. Mon but premier est de sensibiliser les opinions et les pouvoirs publics du monde entier à ce problème. La mafia russe s’internationalise, elle est partout, même sur Internet. Les gens doivent prendre conscience de la menace!

En fait, il faudrait qu’il y ait une volonté politique internationale de s’opposer au phénomène. Aucun pays ne peut s’en sortir seul. Il devrait y avoir une volonté européenne de combattre le phénomène. En collaboration avec les États-Unis, le Canada, Israël (qui est extrêmement infiltré) et l’Amérique latine, il faudrait mettre sur pied des instances internationales qui puissent échanger leurs informations. Il faut s’unir, se retrousser les manches.

Avez-vous déjà été menacée suite à la publication de vos trois livres?Pas directement. Si j’avais peur, j’aurais arrêté et je ferais autre chose. La peur ne fait pas avancer le débat. Quand on a de l’information qui concerne la sécurité du monde, il est difficile de se taire.

Le Dossier noir des mafias russesBalzac-Le Griot éditeur, 1998, 193 pages