Dany Laferrière : «La communauté ne m'intéresse pas!»
Société

Dany Laferrière : «La communauté ne m’intéresse pas!»

Le Mois de l’Histoire des Noirs: célébration ou ghetto? On a demandé à DANY LAFERRIERE de nous dire ce qu’il en pensait. Attention: dynamite.

Dany Laferrière, auriez-vous aimé avoir accès à un événement comme celui du Mois de l’Histoire des Noirs, lors de votre arrivée, en 1976, afin de mieux vous intégrer à la vie québécoise?
Non, je voulais faire ma vie. Je suis écrivain, et j’écris de mon point de vue: pas pour représenter une communauté, mais pour me connaître moi-même. Donc la notion d’intégration pour moi ne veut rien dire.
Et je crois que si les gens veulent se regrouper, c’est qu’ils ne veulent pas vraiment s’intégrer. De plus, le fait même de la «communauté», quelle qu’elle soit, ne m’intéresse pas. Le Mois de l’Histoire des Noirs, ça ne me touche pas du tout. Je ne dis pas que ce n’est pas bien; d’ailleurs si on m’y invite, je vais y aller. S’il y a des gens intéressants à rencontrer et des choses agréables à y faire.

Comment pourriez-vous accepter de représenter un événement comme le Mois de l’Histoire des Noirs, si vous ne croyez pas au sens de la communauté?
Tout dépend de ce qui s’y passe, des gens qu’il y a à rencontrer, du salaire aussi. Mais attention: je préviens les gens de mes opinions, et c’est à eux de décider s’ils me veulent toujours! Mais les gens sont tellement affamés de publicité qu’ils diraient oui, tout simplement pour qu’on parle d’eux; et moi, je suis aussi affamé de voyages, de rencontrer des gens… alors ça pourrait bien s’arranger.

Je ne suis contre aucune fête, aucune cérémonie, aucun rituel, mais de grâce, ne me demandez pas d’y croire! J’irai partout où je suis invité, et je dirai toujours ce que je pense.

Vous êtes bien cynique… Ne trouvez-vous pas que la promotion de la culture d’une communauté peut amener les gens à mieux la connaître?
Je ne pas crois pas un traître mot de tout ça. Ça ne change rien du tout. Ce sont des manifestations figées dans le temps et qui ressemblent à des rituels. Oui, les Noirs disent un peu plus qui ils sont, mais ça ne change rien à la réalité. Ce ne sont pas les groupes qui changent les choses, mais les individus. Si le changement existe, il n’est certainement pas dans l’administration des rituels.

Mais n’êtes-vous pas en faveur, par exemple, de l’action positive dans les gouvernements, qui offre plus de postes à des Noirs, des femmes, des handicapés, etc.?
Oui: pour le salaire. C’est très important, parce qu’avec ce salaire, ces gens vont manger, envoyer leurs enfants à l’école, avoir une vie meilleure. Je suis pour la discrimination positive parce que ça fait travailler du monde. Et que ça fait chier les gens de droite, les Républicains, notamment, aux États-Unis.
Parce que là où ça fait mal, en Amérique, c’est sur la question de l’argent. Et tant que la question n’est pas posée, on reste dans le folklore, ce dont témoigne un événement comme le Mois de l’Histoire des Noirs. L’argent vient des subventions, personne ne risque rien. Ça ne déstabilise pas le pouvoir, et les Noirs ne sont pas plus riches. Quand on est riche, il n’est plus question de race.

Mais ne trouvez-vous pas que l’action positive a pour effet de mieux faire connaître la littérature noire, par exemple?
Non, je ne le pense pas vraiment. Je crois qu’on connaît quelques écrivains noirs, mais pas la «littérature» noire. Et on les connaît mieux parce que ces gens ont posé des questions très importantes comme la distribution du livre, par exemple. Je ne pense pas que ces quatre ou cinq livres placés dans un coin de la librairie, sous l’étiquette «Black Studies», fassent vraiment avancer les choses. Tant mieux si on en vend, bien sûr, mais ce n’est pas la vraie reconnaissance.
Quand je vois des gens entrer dans une librairie et se diriger vers cette section, je sais que leur point de vue n’a aucune espèce d’importance dans la société: ce sont des convaincus, des fans. On est encore dans le folklore; pour en sortir, il faut atteindre le centre.

Vous avez l’impression que cette connaissance reste superficielle?
Mais oui. On nous l’impose. Je ne suis pas contre, si ça peut toucher quelques personnes. Mais ce n’est pas comme ça qu’on change les mentalités! Les Américains ont réglé la question: dès qu’il y en a un qui sort du lot, il devient un Américain. Michael Jordan n’est pas un Noir mais un Américain.

Donc il ne reste rien d’une «vision» globale noire: si vous arrêtez les gens dans la rue, et que vous leur demandiez de décrire la société noire, ils vous sortiront des clichés, vous parleront des ghettos, des prisons, des viols, de la pauvreté, mais très peu vous parleront de James Baldwin. Et dès qu’un Noir réussit, on le soupçonne d’être un traître, ce qui n’arrange pas les choses.

Alors si je comprends bien, on ne connaît rien de l’identité noire?
Effectivement. Parce que c’est une «réflexion», ce n’est pas un état. On ne peut la fixer ni la décrire ni l’expliquer. Ce qui est intéressant, c’est le face-à-face qui se fait systématiquement, entre Noirs et Blancs: c’est la seule façon de connaître l’autre. Il n’y a pas de Noirs, s’il n’y pas de Blancs.

Selon vous, est-ce que Montréal est une ville tolérante?
Oh, que oui! Si on ne quitte jamais Montréal, on peut croire que ce n’est pas le cas, mais dès qu’on voyage un peu, on s’en rend compte.

Ici, les gens ont le droit de se plaindre. Et autre chose de très important: chaque fois qu’une situation met en cause le racisme, l’élite québécoise (la presse, les intellectuels) la dénonce. Il n’y a pas de presse d’extrême droite qui prenne des positions vraiment racistes. On l’a constaté lors du scandale sur le sang contaminé et la Croix-Rouge: il y avait eu des rumeurs qui accusaient les Haïtiens, et personne dans les journaux n’a repris cela, jugeant la chose ridicule.

Je me souviens aussi d’un documentaire de Lise Payette [Disparaître], qui frisait le racisme, et la presse lui est tombée dessus à bras raccourcis… Ceci illustre bien la tolérance de la société québécoise.