Équité salariale : La CEQ fait-elle fausse route?
Société

Équité salariale : La CEQ fait-elle fausse route?

La CEQ est partie en croisade pour l’équité salariale. A première vue, l’idée est noble. Mais le prix à payer serait astronomique. Et pour rehausser le salaire des femmes, la CEQ est prête à tout: même à désavouer les profs qui ont le souci de se perfectionner. Ce qui est plutôt ironique de la part d’un syndicat d’enseignants…

Fait rarissime dans un monde tricoté serré: alors que la CEQ est en pleine lutte syndicale, il y a de la rébellion au sein des troupes.

Tout cela a commencé par des lettres: plusieurs lettres ouvertes publiées dans les quotidiens québécois, dans lesquelles des enseignants récalcitrants dénonçaient leur centrale syndicale. Puis, un regroupement d’opposition est né. En quelques semaines, la Centrale de l’Enseignement du Québec est devenue une sorte de Cuirassé Potemkine, tout cela à cause d’un sujet qui devrait pourtant faire l’unanimité chez les enseignants: l’équité salariale.
«L’équité salariale est la lutte de toutes les Québécoises», clame la CEQ dans sa publicité, n’hésitant pas à reculer jusqu’au temps de Laure Gaudreault, première enseignante syndicaliste au milieu des années trente, pour mettre en valeur la noblesse de son combat. Cela, même si hommes et femmes vivent dans l’équité salariale au sein de la profession depuis 1967. Et même si au secondaire et au cégep, il y a davantage d’enseignants que d’enseignantes…

Un écart à combler
Où est le problème? Qu’est-ce qui énerve tant de profs dans la croisade menée par la CEQ pour cette «nouvelle» équité salariale?

C’est que pour la centrale dirigée par Lorraine Pagé, l’échelle salariale actuelle des enseignants est discriminatoire, car elle considère autant le niveau de scolarité des profs que leur expérience. Or, souvent, les profs qui sont les mieux formés sont des hommes. Ils n’ont pas abandonné leurs études pour avoir des enfants, pour prendre soin de leur famille, on les encourage davantage à se spécialiser…

Pour combler ce fossé, la CEQ propose de remplacer les échelles salariales actuelles, fondées sur le niveau de scolarité des enseignants et sur leur expérience, par une échelle unique, où tous auraient une chance égale d’atteindre le dernier barreau de l’échelle, peu importe leur nombre d’années de scolarité. Ce qui compterait désormais, ce serait l’ancienneté surtout, et un peu la scolarité, en début de carrière seulement. «Le temps est venu de reconnaître les enseignants pour ce qu’ils font, et non pas pour ce qu’ils sont», explique Monique Richard, première vice-présidente de la CEQ.

Selon Marie-Thérèse Chicha, professeure à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, et spécialiste des questions d’équité salariale, la CEQ a raison d’exiger une telle réforme. «En général, il faut se baser sur les compétences réelles, et non pas sur les compétences théoriques, pour déterminer si une personne a les qualifications nécessaires, explique-t-elle. La compétence requise pour atteindre un niveau supérieur dans une échelle salariale peut être en effet un facteur de discrimination contre certains groupes, dont les femmes.»
Comme l’ont écrit Luc Savard et Johanne Fortier, de la Fédération des syndicats de l’enseignement, dans une lettre ouverte destinée aux profs réfractaires: «Il y a un écart entre la scolarité des enseignants et celle des enseignantes, un écart que le système actuel mettrait quarante ans à éliminer.» Actuellement, une infime minorité accède au sommet de l’échelle salariale. Sous le régime proposé par le CEQ, à peu près tout le monde s’y qualifierait après dix ans de métier. «Dans le système actuel, seulement 1 % des femmes et 2 % des hommes peuvent atteindre le sommet de l’échelle, fait valoir Monique Richard. Ce n’est pas normal.»

Toutes victimes?
Difficile d’être contre la vertu. Reste que malgré ces beaux principes, le discours de la CEQ en énerve plus d’un.
«La CEQ est rétrograde, son discours est rétrograde», juge sévèrement Francine Boulet, enseignante à l’école Sainte-Louise-de-Marillac, de la Commission scolaire de Montréal. Avec sa collègue Carole Tremblay, de l’école Sophie-Barat, cette enseignante de cinquante ans qui possède trois ans de scolarité de plus que la moyenne de ses collègues vient de mettre sur pied le Rassemblement Équité pour tous (Contre l’échelle salariale unique de la CEQ).
«La CEQ traite les femmes comme des victimes, dit-elle. Son projet d’équité salariale les renforce dans leur rôle traditionnel de mères d’abord, de femmes de carrière ensuite. De plus, il désavoue complètement les profs qui ont le souci de se perfectionner; il encourage la facilité dans un milieu où il y a encore beaucoup de place pour l’amélioration. Comment voulez-vous transmettre aux élèves la curiosité intellectuelle et la nécessité de poursuivre des études, quand celles-ci ne seront plus reconnues, ni même encouragées par les enseignants entre eux? Quelle ironie!»

Cette ironie en étonne d’ailleurs plus d’un, à commencer par les autres dirigeants syndicaux, Henri Massé de la FTQ, et Gérald Larose de la CSN, qui ont exprimé des doutes sur la proposition d’échelle unique de leur alliée.
Professeur de français au Collège de L’Assomption et auteur de Pour en finir avec l’école sacrifiée (Boréal), Benoît Séguin critique également les prises de position de la CEQ. «Je ne peux pas être d’accord avec un tel principe, tranche-t-il. Qu’on ne reconnaisse pas ceux et celles qui ont osé faire plus qu’un bac pour parfaire leurs connaissances dans leur champ de compétence me semble une aberration!»

La CEQ réplique que ce n’est pas le diplôme qui fait la valeur de l’enseignant, mais son expérience. «Il n’est pas nécessaire d’avoir une maîtrise en anthropologie pour enseigner au primaire, dit-on. Les cours de perfectionnement sont plus pertinents.» On estime que le nombre d’années de pratique est suffisant pour témoigner «du cheminement de l’enseignant».

Mais selon Benoît Séguin, rien ne permet de vérifier la validité de ces cours de perfectionnement. «Ce que je redoute le plus avec une telle mesure, c’est qu’on valorise davantage les connaissances pédagogiques. Or, ce qui fait d’abord un bon enseignant, ce ne sont pas ses connaissances en gestion de classe, même si cela peut s’avérer utile, mais la connaissance de sa matière! On privilégie la forme au détriment du fond… Certes, quand on enseigne en première année du primaire, c’est moins important de connaître la littérature grecque et latine. Mais au secondaire quatre ou cinq, ou au cégep, le seuil minimum des connaissances doit être plus élevé. Or, on n’en est pas rendu là: la grande majorité de mes confrères qui enseignent le français n’ont pas une connaissance suffisante ni de la langue ni de la littérature pour enseigner.»

Mais la CEQ se défend bien de niveler par le bas. Comme l’ont soutenu Luc Savard et Johanne Fortier dans leur lettre ouverte: «Nous (les syndicats) avons souscrit au relèvement à dix-sept années de scolarité» – alors qu’auparavant, la formation des maîtres n’en exigeait que seize. C’est un an de plus, non?

«Oui, mais cette dix-septième année en est une de stages, et non pas d’apprentissage, nuance Francine Boulet. Elle existait auparavant, et ça s’appelait une première année de carrière! Au moins, dans le temps, les jeunes étaient payés pour la faire. Là, ils font du bénévolat.»

Bref, c’est toute la vision de l’éducation de la CEQ qu’on attaque. «La qualité de l’éducation n’est pas la plus grande préoccupation de la CEQ», déplore Francine Boulet.

Sur cent dix communiqués de presse émis par la centrale syndicale au cours de la dernière année, moins de dix concernaient la qualité de l’enseignement à proprement dit. Trois traitaient même du renvoi en Cour suprême relativement à la sécession du Québec…

«La CEQ a tous les pouvoirs en éducation, déplore Benoît Séguin. Elle porte tous les chapeaux, elle se veut plénipotentiaire. Il n’y a que la parole de Lorraine!»

Site Internet du Rassemblement Équité pour tous:
www.colba.net/~jlefebvr/

Deux stades olympiques

La CEQ a présenté sa facture d’équité salariale en décembre: sept cents millions de dollars de plus par année. L’offre gouvernementale, déposée le 4 février, n’alloue que cent millions de dollars, soit sept fois moins.Il faudra plus que la dérive des continents pour rapprocher les deux parties. Car, pour l’État, la correction salariale s’appliquerait seulement l’an prochain. Alors que la CEQ exige qu’elle débute en… 1995! Comptez: 95, 96, 97, 98, 99 fois sept cents millions = 3,5 milliards de dollars, plus intérêts.

«Ah! Il ne faut pas émettre des chiffres comme ça en l’air, fait valoir Monique Richard, première vice-présidente de la CEQ. C’est vrai que notre demande de sept cents millions de dollars par année n’inclut pas les paiements rétroactifs depuis 95. Mais on n’a pas encore calculé combien l’État nous doit en rétroactivité. Ça viendra plus tard, au cours de la négociation…»

A cela, s’ajoutent les hausses salariales de 4 % par année en moyenne, pour les trois prochaines années, que demande la CEQ dans le cadre du renouvellement de la convention collective actuelle. En tirant profit de nos leçons d’arithmétique, on arrive au résultat suivant: les demandes combinées de la CEQ équivaudraient à deux stades olympiques par année, seulement en augmentations de salaires.

Avec le même montant, le gouvernement pourrait procéder à l’embauche de 15 000 nouveaux profs. «Oui, oui, oui! lance Benoît Séguin. J’ai la responsabilité de 110 élèves. J’aimerais bien leur faire écrire une composition d’une page par semaine, mais avec autant de copies à corriger, cela représente une tâche impossible.»

La CEQ lévite-t-elle en plein délire? «C’est la loi que le gouvernement a lui-même votée qui le dicte, répond Monique Richard. A travail égal, salaire égal. Nous nous sommes basés sur la rémunération d’autres professionnels, tels les ingénieurs. Et, de toute évidence, c’est le prix à payer pour respecter la loi sur l’équité salariale, les Québécois vont comprendre ça.» Capisce?