Après des années de négociations et de discussions, un référendum et une élection, le Nunavut deviendra officiellement, le 1er avril prochain, le troisième territoire canadien. Révolution tranquille au pays des Inuits.
Désert de glace au climat hostile, vaste territoire qui flirte d’un côté avec la mer de Beaufort et de l’autre avec la mer du Labrador, le Nunavut occupera près des deux tiers des actuels Territoires du Nord-Ouest. Fruit d’un consensus entre le gouvernement fédéral et les différents occupants du territoire, la création de cette nouvelle entité permettra aux Inuits, qui constituent plus de quatre-vingt pour cent de la population, de redevenir maître chez eux.
Bien que la naissance officielle du Nunavut ne soit annoncée que pour le 1er avril, un grand pas a été franchi lorsqu’on y a élu, le 15 février dernier, les 19 membres qui formeront le premier gouvernement à majorité inuit au pays.
Parti de la région de Montréal sur un coup de tête il y a douze ans, Daniel Cuerrier habite depuis ce temps la Terre de Baffin, plus précisément à Iqaluit (autrefois appelée Frobisher Bay), capitale du futur territoire. L’espèce d’euphorie qui précède l’avènement du Nunavut lui rappelle le Québec d’une autre époque: «Si je me rapporte à comment je me sentais dans les années 60, quand le gouvernement libéral a donné le coup d’envoi à la Révolution tranquille, j’ai l’impression qu’on vit un peu ça ici. C’est une prise en charge par un peuple d’un morceau de territoire.»
Et quel morceau! Environ deux millions de kilomètres carrés, soit plus de vingt pour cent du Canada, près de quatre fois la superficie de la France. Immense pour une population qui atteint à peine les vingt-sept mille habitants, répartis dans vingt-huit agglomérations. Problème de gestion en perspective? «Tout le monde a son idée sur la façon dont ça devrait être géré. On a élaboré une nouvelle forme de gouvernement, qui sera fortement décentralisé, avec plusieurs ministères qui vont se retrouver dans différentes communautés, pour assurer une présence du gouvernement un peu partout sur le territoire. Des gens disent que ça ne fonctionnera pas parce que ça va engendrer des coûts prohibitifs: c’est possible. Par contre, les tenants de cette forme de gouvernement disent que ça va faire en sorte que la richesse sera répartie à la grandeur du territoire, ce qui créera moins de disparité régionale.»
Un gouvernement qui, vu du sud, possède un petit côté exotique, ne serait-ce que par l’absence de partis politiques. Et avec ses ministères disséminés ici et là, dans une dizaine de villages, le Nunavut s’apprête à entrer de plain-pied dans l’ère des télécommunications: vidéo-conférences et liens internet ultra-rapides deviendront indispensables. Déjà, le nombre de sites Web en provenance du Nunavut est plutôt impressionnant, quand on sait qu’une ville comme Québec n’a toujours pas le sien.
Défi: autonomie
Héritant du gouvernement canadien des mêmes pouvoirs et responsabilités que le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest, le gouvernement du Nunavut prendra donc en charge, notamment, la culture, l’éducation, la santé, la justice, les services sociaux et le logement. Même si cette prise en charge suscite de l’espoir, M. Cuerrier soutient qu’il ne faut pas crier victoire trop rapidement: «Il y aura de l’espoir dans la mesure où on va permettre aux Inuits de se reconnecter sur leurs valeurs, ce qui n’est pas le cas actuellement. Ils souffrent, en tant que peuple, d’un grave problème d’acculturation. Si on se ramène à l’époque de Duplessis et au contrôle de l’Église sur le peuple, c’est un peu ça qui se passe ici, finalement. Les gouvernements ont pris en charge les humains tant que ça faisait leur affaire et maintenant qu’ils n’ont plus d’argent, ils larguent tout ça: ils laissent tomber les programmes sociaux, les plans de formation, l’éducation et tout ça, ce qui fait que les gens ne savent plus où se garrocher. Ils se retrouvent sur le chômage, ensuite sur le bien-être social, avec aucune chance de s’accrocher à quoi que ce soit. La responsabilité des problèmes sociaux appartient bien sûr aux Inuits, mais elle appartient aussi à la mentalité des blancs régleurs de problèmes qui disent: "Tassez-vous, papa va s’occuper de ça."»
Effectivement, les problèmes sont nombreux. Taux de chômage dépassant les vingt pour cent, taux de suicide six fois plus élevé que la moyenne canadienne, cinq fois plus de crimes avec violence, trois fois plus d’alcooliques et une quantité ahurissante de consommateurs de colle et d’autres trucs à inhaler. En ajoutant à cela un taux de décrochage scolaire qui approche des deux tiers, un revenu moyen d’à peine onze mille dollars par habitant et un coût de la vie qui atteint près de deux fois et demi celui de la région de Montréal, on obtient un portrait plutôt sombre de la réalité du Nunavut.
Une réalité récente, toutefois, comme le précise M. Cuerrier: «J’ai des copains, plus jeunes que moi, qui ont grandi dans un igloo et dans des tentes en été. Ça fait un sacré choc de culture. Ce serait de l’utopie de penser que les choses vont se régler vite et facilement avec la création du Nunavut, mais, effectivement, il y a de l’espoir.»
Ces gens qui, jusqu’aux années 60, vivaient de chasse et de pêche n’ont eu que quelques années pour découvrir le vingtième siècle. En reprenant possession de leurs terres, ils ont au moins l’occasion de débuter le vingt et unième en même temps que tout le monde.