La crise du système de santé. On a beau regarder la télé, écouter la radio, on ne comprend rien. Qui est responsable? Les politiciens, les lobbys, les patients? JEAN ROBERT, chef du département de médecine préventive de l’hôpital Saint-Luc, nous aide à y voir plus clair. En attendant l’autre crise…
Lu dans un journal, il y a deux semaines:
«Pénurie de lits; malades hospitalisés dans les ambulances; infirmières importées d’Afrique et d’Asie en toute hâte pour seconder le personnel régulier débordé – les hôpitaux sombraient dans le chaos en fin de semaine, submergés en quelques jours par la poussée saisonnière de la grippe. "Je ne le nie pas: nous sommes en crise", a reconnu le ministre de la Santé.»
Est-il question des hôpitaux de Montréal? De Québec? De l’Ontario? Non, de ceux de Grande-Bretagne!
Au Québec, nous aurions bien du mal à imiter les Britanniques, et à hospitaliser les malades dans les ambulances, tout simplement parce que nous manquons AUSSI d’ambulances! Mais nous pouvons nous consoler en nous disant que nous ne sommes pas seuls: partout au Canada, l’épidémie de malades frappe dans les urgences et les hôpitaux, et occupe un temps d’antenne fou aux nouvelles télévisées.
Mais à entendre infirmières, médecins, directions d’hôpitaux et familles de patients, la période de pointe de l’hiver 1999 semble avoir touché le Québec mortellement. Le drame serait tel que même le docteur Rieux du classique d’Albert Camus, La Peste, abandonnerait.
Nous avons demandé au docteur Jean Robert, médecin spécialisé en microbiologie et chef du département de médecine préventive de l’hôpital Saint-Luc, qu’il nous explique ce qui se passe. Réforme après réforme, le système trébuche encore et toujours. Nous ne comprenons rien – vous non plus, n’y comprenez rien, sans doute. Alors nous lui avons demandé de nous expliquer le b-a-ba de la crise. Une sorte de «Crise des urgences pour les nuls».
Le docteur Robert a le stéthoscope long: presque tous les ministres de la Santé lui ont demandé son avis, sans toutefois profiter de ses précieux conseils. Visiblement.
La logique de la moyenne
Docteur Robert, pourquoi cette situation de crise dans les urgences? A) Il y a plus de gens malades que jamais; B) On ne peut pas fermer des hôpitaux sans que cela n’engorge ceux qui restent; C) Les hôpitaux sont mal gérés; D) On n’en sait rien, parce que si on le savait, on aurait réglé le problème… Laquelle de ces réponses?
(Rires) J’aime bien cette dernière réponse. En fait, le problème principal, c’est que nous n’avons pas eu la prévoyance, quand nous avons fermé des hôpitaux, réduit le nombre de lits, poussé les employés de l’État à la retraite (on croyait en avoir 15 000, il y en a eu 37 000 qui sont partis), entrepris le virage ambulatoire, contingenté les programmes de techniques infirmières dans les cégeps – bref, quand nous avons fait toutes ces choses, nous n’avons pas eu la prévoyance de penser aux conséquences de ces décisions sur l’ensemble du système de la santé…
Si l’un de nos lecteurs tombait sérieusement malade à la lecture de cette interview, que doit-il faire: se rendre immédiatement à l’urgence ou attendre que la crise soit résorbée?
Sur le plan théorique, il n’y a pas d’hésitation: attendez au printemps avant de vous présenter à l’urgence. Mais, sur le plan pratique, quand une personne ne se sent vraiment pas bien, cette solution ne tient plus debout. Et il y a dans cette question quelque chose de symptomatique de notre système de santé: tout le monde a des réponses rationnelles à tout. On étudie les chiffres, les statistiques, on fait des moyennes; et ces moyennes deviennent l’objectif à atteindre sur le terrain. On dégage des tendances… Mais moi, à l’urgence, les moyennes, je ne les vois jamais!
Autrement dit, tout se passe comme si, à la STCUM, on évaluait qu’on a besoin de vingt chauffeurs pour les périodes hors pointe, et de quarante chauffeurs pour les périodes de pointe, et qu’on en embauchait trente pour tout le temps…
Exactement. Les budgets en santé sont élaborés de cette manière. Idem pour le nombre de lits qui sont accordés par le ministère. Tout fonctionne par moyenne. Mais dans la réalité quotidienne, la moyenne est faite de grands écarts. Par exemple, ce matin, à mon urgence, il y avait quarante personnes sur civière, alors que la moyenne en prévoit dix-huit. La moyenne prévoit que nous avons besoin de dix-huit civières en tout temps, pas une de moins, pas une de plus. Il y a un fossé entre la réalité et la théorie.
Est-il vrai que des gens meurent à cause du débordement dans les urgences?
C’est difficile à mesurer. C’est sûr que les gens souffrent, et que certains en sont morts. Quand on a soixante-dix patients pour dix-huit places, on n’est pas à l’abri d’un tel drame. Mais cela dit, crise du système ou non, il y a des gens qui meurent à l’urgence! Ça fait partie de la réalité d’un hôpital. Même dans une situation normale, le taux de mortalité des accidents cardiovasculaires est élevé. Le débordement n’a fait qu’accélérer un processus qui serait survenu de toute manière, quelques heures ou quelques jours plus tard.
Mais parfois, comme dans le cas de madame Lacombe (décédée d’une péritonite aiguë à l’urgence de Maisonneuve-Rosemont), effectivement, c’est grave…
Certains gens disent que la crise est de notre faute, que des citoyens se présentent à l’urgence pour des riens. Mythe ou réalité?
Cette explication tient du mythe. Les gens qui se présentent à l’urgence à l’heure actuelle sont vraiment des cas lourds. Dans presque tous les cas, l’urgence est le seul endroit approprié pour eux.
Recommencer à zéro
Y a-t-il réellement crise dans le système de santé, ou est-ce seulement une période de pointe aiguë montée en épingle par les médias?
Non, non, il y a véritablement une crise. Le fait que nous ayons moins de lits, que nous soyons dans la période de l’année naturellement la plus achalandée, que nous manquions de personnel – l’addittion de tous ces facteurs correspond à la définition d’une crise. Cela dit, il y a des façons de gérer ces situations exceptionnelles. Le phénomène n’est pas nouveau.
Une solution, c’est de former une cellule de crise à l’intérieur de l’établissement, avec trois ou quatre personnes qui sont rompues à la gestion de crise. Ce genre d’organisation atténue l’épreuve, et peut même la prévenir. Malheureusement, au Québec, nous n’avons pas développé cette culture de la réaction en situation de crise. Nous n’avons jamais vécu de crises ou de cataclysmes majeurs:
tremblements de terre, ouragans, guerres… C’est comme si nous n’avions jamais eu de gros incendies. On se dit: «Pourquoi avoir tant de pompiers? Ça ne sert à rien…» Et si le feu prenait pour vrai, on se demanderait où construire la nouvelle école de pompiers, au lieu de sortir les tuyaux et d’arroser…
Le 6 janvier dernier, au début de la crise, une porte-parole d’un hôpital montréalais jugeait la situation moins difficile cette année que l’an dernier, et affirmait que son hôpital était prêt à affronter une crise pire. Alors, pourquoi la tourmente est-elle survenue tout de même?
La première réaction des structures administratives lourdes face à une situation de crise, c’est 1) de la nier; 2) de dire que la crise est plus importante que prévu, et 3) de se demander quoi faire. Donc, nous sommes toujours un pas derrière. Quand une vague de grippe frappe la population, il suffit d’un ou deux jours de retard, et c’est foutu.
Un exemple de ce phénomène: la rougeole. La rougeole revient chez les non-vaccinés à tous les cinq ans. On le sait. Mais cela a pris un temps fou à comprendre qu’après cinq ans d’absence d’épidémie, il ne faut pas la croire disparue. Il faut plutôt se préparer et commencer à vacciner les gens.
C’est exactement la même chose avec la crise actuelle. Nous savons depuis longtemps que les gens sont plus souvent malades – et qu’il y a plus d’accidents – entre Noël et le printemps. Mais on se console en comparant avec les années précédentes: «Ah, il y a deux ans, c’était plus fort que cette année…» On se donne bonne conscience, et on ne fait rien…
Alors, qui blâmer?
Nous avons tous une responsabilité. Mais il y a des gens qui, à cause de leur situation professionnelle, politique ou administrative, ont le pouvoir de gérer et de contrôler les budgets. Ils ont une connaissance des expériences passées. Mais ces gens changent constamment, ils s’en vont et ne transmettent pas leurs connaissances et leur expérience à leurs successeurs. On recommence toujours à zéro…
Les hôpitaux, les médecins, les infirmières, le personnel de soutien négocient en ce moment avec le gouvernement, soit pour le renouvellement des conventions collectives, soit pour les budgets annuels. Y a-t-il un lien à faire avec la description apocalyptique qu’ils font de la situation des urgences?
C’est sûr que cela influence notre perception de la réalité, et que les termes que nous utilisons dépassent parfois notre pensée. Mais cela dit, la réaction actuelle à la crise n’est pas exagérée.
La maladie: une business
Pourquoi les finances du système crient-elles famine, alors que le Québec est l’un des deux ou trois États dans le monde qui investissent le plus en santé?
Il y a une nuance à faire: il y a un service de santé, et il y a un service de maladie. Ici, nous avons le second. Quand on parle du système de santé québécois, c’est un euphémisme. Nous avons plutôt un dispensaire de soins. Il y a toute une culture à implanter chez nous, qui s’appelle la prévention. Je ne parle pas de la prévention passive, par de grands discours et des campagnes de pubs. Je parle de mettre sur pied des campagnes de vaccination; de distribuer de l’information; d’étudier la population de près, afin de voir les signaux d’alarme avant que les problèmes ne surgissent.
Les pays scandinaves, par exemple, sont proactifs en matière de santé. Ils n’attendent pas d’être malades pour agir! Alors que nous, nous ne réagissons seulement qu’une fois malades. Dans notre culture, la santé, c’est l’absence de maladie; alors que la santé, ça devrait être la jouissance du bien-être physique, mental, psychologique et social.
Il y a trois ans, le gouvernement a réduit de 50 % les admissions en techniques infirmières, car on estimait qu’il y aurait neuf mille infirmières de trop en 2000. Aujourd’hui, nous sommes en pénurie. Est-ce que ceux qui gèrent notre système de santé sont des incompétents?
Le problème des urgences a été réglé «une fois pour toutes» à quatre reprises ces douze dernières années, à coups de quinze millions de dollars chaque fois. Le plus loin que les politiciens puissent voir, c’est quatre ans, la durée d’un mandat. C’est un cliché, mais c’est comme ça: les années passent, puis oups! on y pense! Pour, après, tout oublier une fois de plus…
L’autre soir, à la télé, on nous montrait un extrait d’un discours qu’a prononcé le ministre Marc-Yvan Côté en 1990. Il disait en substance: «On vous a donné quinze millions de dollars. Si les gens ne sont pas encore contents, qu’ils descendent dans la rue et qu’ils gueulent, cela va faire peur aux politiciens, et vous aurez d’autre argent.» C’est inouï! L’homme était ministre de la Santé! C’est dans cette logique-là que fonctionne le politique.
Le gouvernement n’est-il pas trop à l’écoute des lobbys? Médecins, infirmières, dirigeants d’hôpitaux, partisans de la privatisation. On dirait que tout ce qu’il fait, c’est de satisfaire, à la pièce, les insatisfaits…
Effectivement, mais il y a aussi le lobby des chercheurs, qui choisissent des sujets de recherche politiquement rentables pour obtenir plus de fonds publics. Il y a celui de l’industrie pharmaceutique, qui nous vend des pilules à des coûts exorbitants, et dont les profits dépassent largement ceux des banques.
Le cas de l’AZT (un médicament contre le virus du VIH) est un bel exemple. L’AZT existait depuis les années 60. A l’époque, on l’utilisait pour essayer de traiter les enfants leucémiques, sans succès. On le gardait sur les tablettes depuis. Il a ressurgi dans les traitements contre le sida, et les compagnies pharmaceutiques en ont profité pour se remplir les poches.
Nous vivons dans un monde de consommation, et la maladie est un objet de consommation, qui rapporte beaucoup, beaucoup d’argent. C’est difficile à accepter, mais c’est ainsi. La maladie est une industrie, et elle n’a rien d’angélique.
Et après?
Compte tenu de tout ce que vous venez de dire, verra-t-on la réouverture, d’ici quelques mois, des hôpitaux qu’on a fermés définitivement? Ce serait une aberration!
Parfaitement, les hôpitaux fermés vont rouvrir. Mais l’aberration n’est pas de fermer ou de rouvrir des hôpitaux: on peut se tromper. L’aberration, c’est qu’on n’ait pas fermé ces hôpitaux selon une nouvelle orientation du système, mais sur une base budgétaire! On se rend compte qu’il n’y a pas d’économies à faire quand on est obligé d’allouer trois fois plus de ressources aux hôpitaux qui demeurent.
Dans un an, aurai-je à vous interviewer sur le même sujet?
Oui, le contraire m’étonnerait beaucoup… Quand cette crise sera terminée, tout le monde va soupirer d’aise en croyant le problème résolu. A tort.