On a tout essayé pour solutionner le problème de la drogue: méthadone, lutte répressive… De plus en plus de gens croient que le temps est venu d’implanter des piqueries légales, des lieux où les toxicomanes pourraient se shooter sous supervision médicale. Ce week-end, on en discutera lors d’un colloque au Palais des congrès.
On n’aura jamais vu, du moins au Québec, autant de matière grise réunie pour parler d’héroïne. Mille participants, des invités des deux côtés de l’Atlantique: médecins, travailleurs sociaux, policiers, universitaires, fonctionnaires, politiciens, consultants… «On n’a pas vu ça depuis au moins vingt ans à Montréal!» dit Luc Chabot, président du comité organisateur de cette rencontre.
C’est au cour du quartier le plus touché par l’héroïne (le Centre-Sud) que se tiendra le congrès Drogues injectables – Enjeux pour la société, le week-end prochain, au Palais des congrès. Une rencontre organisée par la Faculté de l’éducation permanente de l’Université de Montréal, dans le cadre du vingtième anniversaire de son certificat en toxicomanies.
Luc Chabot, aussi responsable du certificat en toxicomanies, jure que l’événement ne sera pas un bla-bla existentiel entre universitaires épris de concepts; mais du concret, en béton, en sueur et en sang. Parce qu’en matière de drogues injectables, le temps presse. «À Montréal, 30 % des consommateurs de drogues commencent par l’héroïne. Et treize mille héroïnomanes, c’est une petite ville dans la ville.»
Coïncidence heureuse: le congrès a lieu juste au moment où un débat tout neuf apparaît au Québec: à savoir si l’on doit implanter des lieux d’injection sécuritaires («piqueries légales») pour accommoder les consommateurs d’héroïne. Une idée lancée par deux gars issus du milieu d’aide aux toxicomanes, dont l’empressement à mener à terme leur projet, au plus tard à l’automne, a pris de court tout le système de la santé.
D’ailleurs, les «piqueries légales» seront au centre des discussions au congrès de ce week-end, avec le témoignage du docteur Annie Mino, de Suisse. Son petit pays a été le premier à recourir à cette méthode pour la réduction des méfaits liés aux drogues. Les Suisses y distribuent même de l’héroïne!
Pour l’occasion, nous avons parlé à trois personnes impliquées dans ce débat. Des intervenants ouvrant à Montréal, à Vancouver et à Genève. Trois géographies, trois constats différents _ mais qui, étrangement, s’entrecroisent comme de l’osier.
Jardins de pavot (Vancouver)
À côté de Vancouver, Montréal a des allures de jardin d’enfants. La sirène du Pacifique est la triste capitale canadienne de l’héroïnomanie.
Imaginez, avec à peu près le tiers de la population de la grande région de Montréal, le Grand Vancouver compte entre douze et quinze mille consommateurs, pris à partager une toute petite langue de terre, entre mer et montagnes. «L’espace urbain étant petit, les habitations coûtent cher. Les piqueries sont donc concentrées dans un très petit quadrilatère», explique Elizabeth Whynot, médecin principal au soutien de programme du Children’s and Women Health Center of B.-C., de Vancouver.
Ce quadrilatère, c’est East Side, un quartier grand comme le parc La Fontaine, isolé par un enchevêtrement d’autoroutes et de rails. La situation liée aux drogues injectables y atteint des proportions endémiques, avec un taux d’infection au sida des héroïnomanes de 30 % , trois fois plus qu’ici. Dans le cas de l’hépatite C, c’est 88 % des héroïnomanes qui sont touchés _ autant dire tous, d’ici peu.
«La situation est hors de contrôle, dénonce le docteur Whynot. Jamais l’accès aux drogues dures n’a été aussi facile. Les petits revendeurs sont partout; les prix baissent. Les opérations policières n’ont eu aucun effet sur le commerce et la consommation de la drogue. Il est plus que temps que nous ayons une politique cohérente _ nationale, si nécessaire _ de réduction des méfaits liés aux drogues.»
Un appel à l’unité, qu’elle adresse d’abord à son gouvernement provincial. «Le ministère de la Santé de la Colombie-Britannique n’investit plus dans la désintoxication.» C’est d’autant plus désarmant que le gouvernement de Victoria dépense annuellement quatre-vingt-seize millions de dollars pour la lutte policière et l’incarcération des héroïnomanes, ainsi que pour les traitements médicaux liés au sida et aux hépatites. «Pour les traitements en désintoxication, le gouvernement ne consacre que six millions de dollars. Avec pareil déséquilibre, impossible que l’on puisse progresser dans notre lutte.»
Comme si l’indifférence gouvernementale n’était pas suffisante, les intervenants qui travaillent auprès des héroïnomanes de Vancouver doivent affronter l’oil réprobateur des Américains. «Nos politiques d’aide aux toxicomanes sont très influencées par les États-Unis. Les Américains, qui ne jurent que par la Drug War, sont prompts à venir critiquer nos stratégies de lutte aux drogues. Ils dénoncent nos programmes de distribution de seringues et de méthadone. Ils tolèrent mal qu’on puisse avoir des stratégies différentes des leurs.»
«J’espère que le congrès de Montréal donnera des résultats tangibles, parce que là, je suis à court d’idées et d’arguments.»
Y a-t-il un médecin dans la salle? (Genève)
En juin prochain, les Suisses se prononceront à nouveau lors d’un référendum sur le programme national de distribution d’héroïne, et de lieux d’injection sûrs, en place depuis 1994. Une formalité, puisqu’il n’y a pas deux ans, la même question avait suscité une réponse favorable à 82 %.
«Certains de nos centres sont situés à moins de deux cents mètres des écoles, et personne ne s’y oppose. Dès qu’il y a un problème entre le voisinage et nos patients, on le règle immédiatement à la satisfaction de tous», fait valoir le docteur Annie Mino.
Jusqu’à la semaine dernière, madame Mino était chef de division de l’Unité de toxicodépendances des hôpitaux universitaires de Genève. Lorsque la Suisse a entrepris son audacieux programme de distribution d’héroïne, elle vivait dans l’oil du cyclone. Maintenant, elle est à la tête de ce qu’on pourrait appeler l’équivalent genevois de la Régie régionale de la santé de Montréal.
Si le programme fonctionne, pourquoi faire voter les gens sur le sujet? Tout simplement parce qu’en Suisse, il ne suffit que de cinquante mille petites signatures sur une pétition pour obliger la tenue d’un référendum. Ce que l’extrême droite du pays a obtenu, elle qui n’a pas digéré que la Suisse fasse preuve d’un tel «laxisme» face aux drogués.
L’objectif du programme suisse est la réduction des méfaits: infection au VIH et aux hépatites, overdoses, criminalité. Dans les «piqueries légales», l’héroïnomane consomme une héroïne moins puissante que celle trouvée dans la rue, sous la surveillance de médecins et d’infirmières. Mais le dessein ultime d’une telle démarche vise la réinsertion et le traitement des «cas désespérés». Des vétérans des cures de désintox qui seraient ici voués à la mort.
C’est l’échec du modèle des zones à haute tolérance, à Zurich, qui a mené la Suisse sur la piste de son programme actuel. On isolait les héroïnomanes dans un no man’s land, loin de la vue des Zurichois. «Mais en 1985, les policiers en ont eu marre. Ils ont dit: "Ces gens-là ne sont pas des criminels, mais des malades! Qu’on les soigne!"»
Pour le docteur Mino, on ne doit pas ouvrir des piqueries légales tout de suite. Avant d’en arriver là, les responsables de la santé publique des villes doivent d’abord épuiser les autres recours. «Les programmes de distribution de seringues et de méthadone sont les préalables. Et l’appui de la communauté doit être total. Il faut convaincre les gens que c’est une solution viable.»
Système givré (Montréal)
«Mon projet fait tellement de vagues que j’ai choisi de quitter mon emploi pour ne pas nuire aux activités de l’organisme pour lequel je travaille.»
Normand Senez, qui se présente comme consultant en toxicomanie, a lancé le débat des «piqueries légales» avec son collègue Pierre Matteau, de la maison d’hébergement Chez ma cousine Evelyn. «C’est assez, le niaisage! L’héro fait peur à tout le monde, mais il faut agir et apporter des solutions de rechange, comme l’implantation d’un lieu d’injection supervisé. Je me donne jusqu’à l’automne pour convaincre tout le monde et le mettre sur pied. Je ne regarde pas au-delà de cette date, parce que nous n’avons pas le choix d’en arriver là.»
Mais les réactions à son projet, surtout à son empressement, ont été vives: population pas prête à accepter l’idée, manque de ressources et de préalables, etc. «C’est parce que les gens ne sont pas au fait de la réalité dans la rue. Les jeunes meurent à cause de l’héro! La drogue est tellement pure qu’elle frappe fort.»
À cela s’ajoute l’épidémie d’hépatite et de sida qui frappe les héroïnomanes. Entre 15 et 20 % de ceux-ci ont le VIH. Quand une majorité d’entre eux affirment avoir recours à des seringues usagées, ce n’est pas très réjouissant comme perspective.
Senez cite abondamment le modèle suisse. Avec raison: dans les quartiers touchés autrefois par les piqueries, la criminalité a été réduite de 60 % depuis l’instauration des piqueries légales. Le nombre d’overdoses, lui, a baissé de plus du quart. Le sida ne progresse plus chez cette population. Et les volontaires à la désintoxication sont plus nombreux que jamais, à la satisfaction des parents des toxicomanes.
Mais comme le mentionnait Annie Mino, il y a des conditions à remplir avant de s’abonner aux piqueries légales: comme mettre sur pied un programme de traitement à la méthadone qui suffise à la demande. Ce qui est loin d’être le cas à Montréal, reconnaît Senez. «Mais on peut faire vite si on veut. Parce que l’état de la situation le demande.»
D’autant plus, fait-il valoir, que des stratégies agressives comme celle de la Suisse entraînent des économies pour la société, un argument que les politiciens et technocrates écouteront avec attention. Traiter un héroïnomane à la méthadone coûte trois mille dollars par année; à l’héroïne, six mille. En prison, il en coûte cinquante mille dollars, et sur son lit d’hôpital, en lutte contre le sida, plus de cent mille.
«J’aimerais que tous les Québécois me suivent une nuit dans les rues de Montréal, et qu’ils voient par eux-mêmes la réalité. Après, je suis convaincu qu’ils appuieraient notre projet.»
Drogues par injection _ Enjeux pour la société
12 au 14 mars, Palais des congrès de Montréal
Info: 340-3215