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Stanley Kubrick (1928-1999)
Georges Privet
Dimanche 7 mars 1999, Stanley Kubrick est mort, quelques jours à peine après avoir livré à la Warner une copie d’Eyes Wide Shut, qu’il avait décrit, la veille, à un collaborateur, comme son «meilleur film». L’annonce de son décès, à l’âge de 70 ans, laisse le cinéma en deuil d’un de ses créateurs les plus exigeants, les plus audacieux et les plus énigmatiques. Un visionnaire dont chaque film était un sommet de son genre; un perfectionniste dont les innovations influencèrent des générations; et un auteur pour qui le cinéma était d’abord une formidable palette d’images et de sons, capable de court-circuiter le langage pour s’adresser directement au subconscient.Stanley Kubrick savait tout faire: de l’éclairage, qu’il maîtrisait pour avoir été photographe dans sa jeunesse, à l’organisation d’un plateau, qu’il dirigeait en ex-champion d’échecs. Des tournois de maître qu’il livrait dans les salles de son Bronx natal aux tournages qu’il dirigeait sans quitter sa banlieue adoptive de Londres, l’auteur de The Shining aura mené une carrière unique en exerçant un contrôle total sur chaque film (à l’exception notoire de Spartacus): de son tout premier long métrage, Fear and Desire, dont il détruisit personnellement presque toutes les copies tant il en avait honte, aux quinze mois de tournage (et de retournage) qu’il consacra à Eyes Wide Shut.Il y avait pourtant une chose que ne savait pas faire (de son propre aveu) cet autodidacte génial: inventer de toutes pièces une histoire (tous ses films, à l’exception des deux premiers, sont des adaptations d’ouvres littéraires). De cette incapacité de créer le matériel de base de films dont il contrôlait par ailleurs tous les éléments, Kubrick a fait une ouvre déchirée entre la raison et la passion, entre la planification et le dérèglement: un monde clos en forme d’échiquier, où les êtres et les choses ne cessaient de se transformer: les hommes en singes (Dr. Strangelove); les singes en hommes (2001: A Space Odyssey); les hommes en assassins (A Clockwork Orange); et les assassins en nobles (Barry Lyndon). Phare essentiel mais distant, éblouissant mais impénétrable, le film kubrickien apparaissait périodiquement – tel le monolithe de 2001 – pour relancer l’évolution du cinéma. Eyes Wide Shut, son adaptation moderne du superbe Traumnovelle, d’Arthur Schnitzler, devrait prendre l’affiche, comme prévu, le 16 juillet prochain. Il ne manquerait au film, d’une durée de 2 heures 19 minutes, que son générique, et quelques ajustements mineurs sur le plan de la musique. Il nous faudra toutefois vivre sans A.I. (Artificial Intelligence), un ambitieux projet de science-fiction que Kubrick préparait en même temps, et sans le Napoléon auquel il aura rêvé toute sa vie.La présence de Stanley Kubrick, à la fois lointaine et rassurante, était si intangible que l’annonce de son décès reste, pour ses admirateurs, encore un peu abstraite – comme la mort de ces étoiles lointaines dont la lumière continue de nous parvenir, longtemps après leur disparition. «Le fait que la vie n’ait pas de sens, a-t-il déjà déclaré, force l’homme à essayer de lui en donner… Peu importe l’ampleur des ténèbres, nous devons créer notre propre lumière.» Avec la disparition du cinéaste, ces ténèbres semblent plus vastes que jamais, mais la lumière semble aussi un peu plus forte grâce à l’éclat de ses films. Merci, Monsieur Kubrick.