Pendant que les Européens luttent avec l’énergie du désespoir contre les aliments génétiquement modifiés, les Québécois, eux, en produisent en masse et en mangent quotidiennement. Comment expliquer une telle insouciance?
Sur son site Web, le prince Charles est sans équivoque: «Personnellement, je n’ai pas l’intention de manger quelque produit que ce soit résultant de manipulations génétiques», déclare-t-il, ajoutant qu’il n’offre jamais «ce type de produits» à sa famille ou à ses invités.
Depuis plusieurs mois, l’héritier de la couronne britannique est en croisade contre la production et la commercialisation des aliments génétiquement modifiés (c’est-à-dire: des aliments dans lesquels on a introduit un gène appartenant à une autre espèce _ des tomates contenant des gènes de poissons, par exemple). Et il est loin de faire figure du vieil excentrique qui tient coûte que coûte à ce que ses tomates soient biologiques. La quasi-totalité des pays du continent européen semblent pris d’une véritable réaction allergique aux aliments transgéniques. La résistance s’y organise avec vigueur depuis plus d’un an et, au cours des dernières semaines, les opposants aux organismes génétiquement modifiés (OGM) ont remporté une série de victoires sur les producteurs de ce qu’ils qualifient de Frankenstein Food.
À titre d’exemple, début février, Carrefour, la plus grande chaîne d’alimentation française, a retiré tous ses aliments transgéniques des tablettes. Deux semaines plus tard, en Angleterre, trois géants de la restauration rapide _ McDonald’s, Burger King et Kentucky Fried Chicken _ annonçaient qu’ils éliminaient de leurs menus les ingrédients contenant du soya et du maïs transgéniques.
La grogne du public européen est si virulente que le gouvernement britannique a instauré un moratoire sur la culture de plantes transgéniques, et que les gouvernements de pays tel que l’Autriche, l’Italie et l’Allemagne expriment clairement leur mécontentement face à la vente, en sol européen, d’aliments génétiquement modifiés.
Des OGM dans votre assiette
Au Québec, on trouve peu de traces des inquiétudes perceptibles en Europe. Ce n’est pas parce que les organismes génétiquement modifiés n’ont pas fait leur entrée sur le marché. Bien au contraire. Les Québécois seraient actuellement susceptibles de faire l’acquisition de plusieurs dizaines d’aliments transgéniques et de produits contenant des OGM (de la margarine contenant de l’huile de canola génétiquement modifiée, par exemple) à l’épicerie du coin. Ils en mangent vraisemblablement quotidiennement, sans s’en douter. Mais tant au champ que sur les tablettes, l’introduction de ces aliments, qui ont reçu le feu vert des organismes fédéraux censés protéger le public, n’a provoqué aucune levée de boucliers.
Marie Vallée, analyste au groupe Action réseau consommateur, jusqu’à tout récemment connu sous l’appellation de Fédération nationale des associations de consommateurs du Québec, pense que «si les organismes comme les nôtres avaient les moyens des groupes européens, le débat serait tout autre», puisqu’une majorité de consommateurs interrogés par le groupe désirent que les OGM soient identifiés par une étiquette.
Nadine Bachand, membre du groupe Biotech Action Montréal (BAM, voir encadré), estime pour sa part que les Québécois manquent d’information sur les aliments transgéniques, ce qui serait à la source de leur indifférence. «Pour eux, manipulations génétiques, ça rime avec clonage, et c’est encore au stade expérimental. Ils ne savent pas que c’est déjà rendu dans nos assiettes.»
Un document de réflexion produit par l’Union des producteurs agricoles (UPA) en août dernier démontre que les OGM ont déjà pénétré à l’intérieur des frigos et des garde-manger des Québécois puisque l’an dernier, 210 000 hectares de plants transgéniques (canola, tomates, pommes de terre) ont été cultivés au pays. Ainsi, lors de la rédaction du document, vingt-cinq végétaux transgéniques avaient reçu l’aval de Santé Canada et étaient prêts à être consommés.
Le même document révèle que 30 à 50 % des plants de canola produits au Québec en 1998 étaient des organismes génétiquement modifiés, soit deux fois plus qu’en 1997. La production du maïs-grain (pour la consommation des animaux) transgénique a elle aussi doublé en un an, passant à 10 %. Et tous ces chiffres augmentent rapidement, précise-t-on à l’UPA. Par exemple, dès l’an prochain, 50 % du maïs-grain produit au Québec pourrait être transgénique.
Éric Aubin, agent d’information et de recherche à la direction recherches et politiques agricoles de l’UPA, indique qu’il est presque impossible de savoir combien de produits dérivés d’OGM sont actuellement disponibles sur le marché. Il ajoute que si les producteurs québécois «savent que la biotechnologie n’est pas une panacée», ils ont tout de même adopté les OGM rapidement et se souciaient peu, jusqu’ici, des risques pour la santé et l’environnement. «Peut-être parce que ça ne fait que quelques semaines qu’on commence à parler de problèmes possibles. Quant à l’environnement, il y a toujours des risques. Reste à savoir si les avantages dépassent les inconvénients.»
Consommateurs ou cobayes?
Le groupe Biotech Action Montréal, mis sur pied l’automne dernier par des étudiants de l’Université McGill et de l’UQAM, semble être, au Québec, l’une des seules poches de résistance aux OGM. Il n’en demeure pas moins qu’à l’instar du groupe Action réseau consommateurs, les membres de BAM semblent nettement moins fermes au chapitre de leurs revendications que leurs homologues européens. «On veut l’étiquetage des aliments contenant des OGM et l’examen des impacts sociaux, environnementaux, économiques et sur la santé. Le strict minimum pour l’instant, mais nous élaborerons bientôt des propositions mieux définies et exprimerons le détail de nos revendications», indique Nadine Bachand.
En attendant, le groupe poursuit ses activités de sensibilisation. La semaine dernière, il avait ainsi invité le scientifique et écologiste canadien David Suzuki à rencontrer ses membres, à l’Université McGill. Lors de sa conférence, celui-ci a souligné les dérives de la science au cours de la seconde moitié du vingtième siècle et a affirmé qu’il était essentiel de faire preuve de plus de prudence au sujet des OGM.
David Suzuki a entre autres fait appel à la théorie des «propriétés émergentes», selon laquelle un système risque d’avoir des réactions imprévues lorsqu’il est introduit dans un environnement plus complexe que celui du laboratoire où il a été testé. Le scientifique a ainsi soulevé le cas du maïs B.t., dans lequel on insère un gène de la bactérie B.t. généralement employée comme insecticide biologique (un gène transféré dans une plante l’est souvent dans le but de lui permettre de résister à un parasite ou un herbicide). Ce maïs est ensuite en mesure de fabriquer une protéine nocive pour certains insectes. «Vous pouvez créer un gène B.t. et l’insérer dans du maïs en laboratoire. Il tue alors les insectes. Mais il est impossible de prévoir la façon dont il va interagir avec l’environnement ni les conséquences à long terme», a expliqué David Suzuki.
L’environnementaliste a fait remarquer qu’à l’heure actuelle, il n’existe aucun consensus dans la communauté scientifique concernant les risques que posent les OGM sur la santé des humains et des animaux, et sur l’environnement.
Exemple: l’affaire Arpad Pusztai. L’automne dernier, ce chercheur britannique avait affirmé que le système immunitaire de rats nourris avec des pommes de terre transgéniques s’était affaibli. Mal lui en prit. Il a subi les foudres de l’establishment britannique et a dû prendre une retraite forcée.
Or, début février, vingt chercheurs internationaux ont signé une pétition plaidant pour sa réhabilitation, réprimandant son employeur et exigeant des recherches additionnelles sur les OGM. Les scientifiques ont examiné les données du chercheur et en ont conclu qu’il avait vu juste.
Pour David Suzuki, l’indifférence des Canadiens est due, notamment, au fait qu’ils ont été à l’abri de la crise de la vache folle qui a secoué l’Europe. Il estime que nous «menons une expérience de grande envergure avec les OGM». Il semble, en ce sens, tirer les mêmes conclusions qu’Arpad Pusztai. Peu avant son congédiement, ce dernier avait en effet déclaré qu’il était «très injuste de se servir de nos citoyens comme cobayes».
«Quand j’ai pris connaissance de l’ampleur du phénomène, lorsque j’ai su que la population n’était pas informée et qu’on n’était pas en mesure de prédire les effets à long terme des organismes génétiquement modifiés, ça m’a interpellée», explique Nadine Bachand. Avec une cinquantaine de Montréalais (surtout des étudiants), elle a joint le groupe Biotech Action Montréal afin de sensibiliser la population aux OGM.
Le groupe a entamé une série de manifestations à l’entrée des épiceries, pendant lesquelles les militants offrent de l’information sur les aliments transgéniques. Ils suggèrent aussi aux consommateurs de questionner les épiciers, et tentent de lancer une campagne 1-800 en invitant les consommateurs à téléphoner aux distributeurs et aux fournisseurs d’aliments, dont le numéro sans frais figure souvent sur l’emballage des produits, pour les interroger sur la présence d’OGM.
Biotech Action Montréal organisera une discussion avec quatre scientifiques au sujet des effets des OGM sur la santé et l’environnement, le jeudi 18 mars à 19 h 30, à la salle 232 du pavillon Leacock de l’Université McGill. La rencontre réunira un parasitologue, un biologiste moléculaire, un généticien et une militante, spécialiste en biologie végétale. La discussion sera bilingue, et on offrira la traduction simultanée. Renseignements: 987-3000 poste 4077.