Société

La contrebande de cigarettes : La guerre du feu

En février 94, après dix ans d’abus fiscal et l’explosion du marché noir, Québec et Ottawa accordaient leurs flûtes pour abaisser radicalement le niveau de taxation sur les cigarettes. MARC ALAIN a longuement étudié le phénomène de la contrebande de cigarettes. Conclusion: le citoyen a perdu le goût de la responsabilité sociale.

En décembre dernier, RJR Reynolds, un fabricant de cigarettes installé notamment à Montréal, s’est vu imposer une amende de quinze millions de dollars pour avoir participé à un complot de contrebande de cigarettes entre le Canada et les États-Unis.

C’est toute cette épopée, pendant laquelle deux cigarettes sur trois fumées à Montréal étaient de contrebande, qu’a autopsiée Marc Alain.
«Un fabuleux laboratoire pour comprendre les relations entre les divers groupes sociaux au Québec et au Canada», affirme ce professeur de gestion de crises de l’Université de Sherbrooke, dans Contrebande et marché noir: des taxes en fumée, aux Éditions du Méridien. Une étude incendiaire sur les tristes conséquences de la témérité des autorités fiscales sur les citoyens, les corps policiers, les autochtones. À trop vouloir taxer, les gouvernements ont hypothéqué leur capital de confiance.

Pourquoi les gouvernements ont-ils tant taxé les produits du tabac? Par souci de santé publique, ou par manque d’imagination pour régler leurs problèmes de déficits?

Par manque d’imagination dans leur lutte contre les déficits, c’est clair. Ils ont vu dans la lutte au tabagisme une occasion en or d’augmenter leurs revenus, même s’ils savaient, selon les informations que leur avait transmises la GRC, que la contrebande de cigarettes était en plein essor. Ils se sont plutôt rendus aux arguments des groupes antitabac, pour lesquels, il fallait faire payer aux fumeurs les coûts qu’ils engendraient dans le système de santé. Mais un jour, le fumeur en a eu marre de payer. Ce qu’il a dit à ses gouvernements, c’est qu’à trop pousser sur la poule aux oufs d’or, la poule va arrêter de pondre. Les groupes antitabac avaient en partie raison lorsqu’ils affairmaient que les taxes avaient un effet dissuasif sur les fumeurs. Mais les gouvernements ont poussé la logique trop loin. C’est la théorie des rendements décroissants selon laquelle trop de taxes, c’est comme pas assez. En plus, le recours des fumeurs au marché noir a rendu la vente de cigarettes incontrôlable, sans les limitations habituelles.

La contrebande de cigarettes a-t-elle disparu depuis la baisse des taxes en 94?
Non, pas du tout. Elle s’est cependant transformée. On parle de contrebande interprovinciale maintenant. Elle a pris de l’importance, non pas en termes de cigarettes vendues, mais en termes d’organisation. Ce sont maintenant de grosses organisations qui s’occupent de la contrebande. Les écarts de taxation sur les produits du tabac sont élevés entre les provinces. Ainsi, à l’heure actuelle, le gros marché des contrebandiers québécois, c’est Terre-Neuve. Et ce n’est pas en camionnette que ça voyage maintenant, mais par train routier! De plus, la contrebande de cigarettes a permis de mettre en place toute une infrastructure facilitant d’autres trafics, celui de l’alcool et des armes, par exemple.

Vous affirmez que la Crise d’Oka, en 90, a marqué le début d’une nouvelle ère dans la contrebande de cigarettes. Comment?
À partir de cet événement, la contrebande est devenue en effet plus systématique. Avant, c’était une activité artisanale, à laquelle s’adonnaient quelques Blancs dans leurs temps libres. Mais le bouclage des territoires autochtones autour de Montréal, et la plus grande surveillance policière qui ensuivit, a déplacé le centre nerveux de la contrebande de Kahnawake à Akwesasne, l’autre réserve mohawk, aux frontières du Québec, de l’Ontario et de l’État de New York. Cette situation géographique singulière, qui permet aux Mohawks de traverser la frontière canado-américaine en toute quiétude, a fini par intéresser motards et mafieux. Avec des profits énormes, jusqu’à 37 %, des risques minimes, et une masse de consommateurs qui se sentaient justifiés de contourner les lois, les conditions étaient réunies pour l’explosion du marché. Les Mohawks n’avaient cependant pas les moyens de mettre sur pied l’infrastructure nécessaire. Ils en ont donc profité pour créer des liens avec les organisations criminelles. Ce qu’ils ont réussi avec brio.

Ce n’est donc pas un préjugé d’affirmer que les Mohawks ont profité de la contrebande du tabac?
Si le trafic de cigarettes avait profité aux Mohawks, ils seraient tous millionnaires aujourd’hui. Or, ce n’est pas le cas. Il n’y a eu que certains groupes mohawks, formés d’un petit nombre, qui en ont profité. Ces Mohawks se défendaient auprès de leur communauté en disant que c’étaient les Blancs qui les poussaient à faire de la contrebande, que ce n’est de la fraude que pour les Blancs. Mais la contrebande a créé une fracture sociale importante dans les communautés amérindiennes, même extrême dans le cas de la réserve d’Akwesasne. Elle n’a fait qu’attiser encore plus les divisions entre les différents groupes de la réserve.

Vous rejetez la faute de la contrebande sur les gouvernements, les compagnies de cigarettes, la Warriors Society, les bandes criminelles. Et le citoyen?
En tant que sociologue et en tant qu’analyste, je ne peux pas affirmer que les citoyens avaient tort ou raison de frauder le fisc en se procurant des cigarettes de contrebande. Je ne peux que constater leur ras-le-bol. L’État délestait leurs poches afin d’assumer les coûts des soins de santé requis par les fumeurs. Mais il n’a pas joué franc jeu. En effet, il ne pouvait prouver que l’argent de ces taxes servait effectivement à payer la facture des soins de santé. Quand un gouvernement invoque cet argument, il doit être en mesure de prouver que l’argent va là. Comme ils avaient l’impression que l’État ne jouait pas franc jeu avec eux, ils se sont dit: «Si le gouvernement le fait, pourquoi pas moi?»

Mais cela dit, dans cette histoire de contrebande, nous sommes tous, à des degrés divers, coupables et responsables de ce qui s’est passé.

Maintenant que la justice américaine a reconnu la culpabilité de RJR Reynolds, va-t-on assister à une série de révélations sur l’implication des compagnies de tabac dans la contrebande?
Cela m’étonnerait beaucoup. Le lobby du tabac est d’une redoutable efficacité, et d’une grande puissance. Après l’industrie pharmaceutique, c’est celle du tabac qui génère les plus gros profits. Ils ont donc les moyens de se défendre. Au Canada, on en entendra peu parler, mais aux États-Unis, cela pourrait être différent. Car les compagnies de tabac font face à aussi puissants qu’eux, les lobbys antitabac américains, des lobbys milliardaires.

Contrebande et marché noir: des taxes en fumée
De Marc Alain
Éditions du Méridien, 1999, 286 p.