Conrad Black publie cette semaine aux Éditions de l’Homme une réédition de son impressionnante biographie consacrée à Maurice Duplessis, personnage dont il appréciait «l’efficacité des méthodes autoritaires» et la capacité de «faire appel aux instincts bourgeois avaricieux des Québécois». Un milliardaire qui réclama à de nombreuses reprises des honoraires négligés d’un peu plus de cent dollars à une université pour y avoir prononcé une courte conférence sait assurément ce qu’est l’avarice.
Mr Black pense indubitablement que l’on peut diriger un pays comme on dirige une entreprise, et c’est assurément l’autocratie qui l’a le plus séduit parmi les traits de caractère du «patronneux» de Trois-Rivières. Mais alors qu’il apprécie presque autant le pragmatisme que démontra Duplessis en choisissant de garder le Québec au sein du Canada, tout en exaltant la ferveur nationaliste de ses concitoyens, Black n’applaudit pas à semblable duplicité chez Robert Bourassa, un homme qui conclut pourtant délibérément sa carrière politique dans une apothéose d’ambiguïtés. Non, selon Mr Black, les premiers ministres qui succédèrent à Duplessis après 1960 furent pour la plupart «extravagants et inefficaces». Pour lui, la Révolution tranquille s’apparenta essentiellement à une grosse hausse de taxes provoquée par l’abandon des emplois à rabais du clergé dans les secteurs de la santé et de l’enseignement.
Black, qui flirte régulièrement avec le gratin fédéral, s’offre aussi sur une cinquantaine de pages une analyse péremptoire de la politique québécoise, selon ses vues de «partitionniste» convaincu.
Nul ne s’étonnera de ses positions plus-que-fédéralistes, même si certains passages de la longue introduction ajoutés à son ouvrage initial, dans lesquels il trace un long portrait des relations Canada-Québec, s’avèrent franchement outranciers. Les lubies de cet homme qui accuse les nationalistes québécois de tous les maux dont souffre le Canada seraient sans grave incidence si Black ne disposait d’aussi formidables plates-formes pour influencer nos politiciens. On ne saurait croire qu’un tel personnage soit capable de s’empêcher de tirer vers lui la ligne éditoriale de ses journaux. Mardi dernier, son National Post, tout neuf, se félicitait de la perte d’influence de la Bourse de Montréal sur le marché des titres. On y concluait dans une pirouette étrange que cela servirait de leçon aux nationalistes. Il y a des manières plus subtiles d’applaudir à l’appauvrissement des Québécois.
Déjà, quand il joue à l’écrivain, sous sa plume sèche les désirs de cet homme puissant ressemblent à des ordres dictés à l’ensemble de la classe politique canadienne.
Qu’il écrive «La manière efficace dont Trudeau gérait la crise» à propos de la Loi des mesures de guerre donne un exemple éloquent des penchants de sa prose. «La limitation de l’usage de la langue parlée par 95 % des Nord-Américains et par 70 % des Canadiens était un outrage qui touchait tous les Québécois», dit-il à propos de la Loi 101, négligeant par le fait même l’opinion de la moitié des Québécois. En fait, seul Jean Chrétien, dont il apparente les manières cavalières à celles de Duplessis, trouve bonne grâce à ses yeux… «S’être battu avec panache contre les séparatistes durant les années 70» n’est pas le moindre des mérites qu’il attribue au p’tit gars de Shawinigan.
Avec des élans de style qu’il n’utilise que pour soulager ses haines, le magnat suffisant promène un regard hautain sur les nationalistes québécois _ qu’il associe à des enfants «turbulents… et dissipés» _ mais garde toute sa verve pour Jacques Parizeau. «Il semble que le summum de ses ambitions quotidiennes ait été d’avoir un laquais qui lui jette un manteau en poil de chameau sur les épaules pour qu’il puisse se rendre dignement… dans un restaurant cinq étoiles pour un repas de trois plats arrosé de quatre verres de bordeaux». Nous sommes plus dans la caricature que dans la littérature.
Trouver dans le handicap de Lucien Bouchard l’une des raisons majeures de sa popularité n’est pas la moindre des découvertes de Conrad. Mr Black a aussi une solution bien connue aux problèmes constitutionnels du Québec: le laisser partir. «La solution sera de se débarrasser définitivement des séparatistes irréductibles… le Canada sera alors guéri d’acheter (sic) la loyauté d’une région avec de l’argent pris sur les autres (sic)…» Ses positions sur la langue française expliquent peut-être que son ouvrage soit traduit si piètrement.
Bien sûr, Black ne laisserait pas le Québec partir en entier. «Les propos débités sur le caractère sacré des frontières du Québec sont des sottises. Ceux qui ne veulent pas l’indépendance s’ils sont une majorité à l’échelle locale ne devront pas être arrachés de leur pays», ajoute-t-il.
Ses propos, quoique plus explicites qu’à l’habitude, auront peu d’effet au Québec, dans le climat d’hibernation politique actuel, mais il se pourrait fort bien qu’à la faveur d’une nouvelle panique référendaire, ils fassent consensus dans tout le Canada.
En attendant, les conclusions de Mr Black provoqueront peut-être chez le plus mou des nationalistes des réflexions par trop évidentes. Si, pour le Canada, comme il l’affirme lourdement, «le biculturalisme est une sottise», on ne voit effectivement pas ce qui pourrait nous donner l’envie d’y rester. C’est le Canada tout entier, pendant qu’il lui reste un brin de lucidité, qui devrait combattre cet homme qui nous dévisage comme des insectes.