Société

Les paradis fiscaux : Prends l’oseille et tire-toi

Pendant que les gouvernements font la chasse aux travailleurs au noir, des entrepreneurs placent leur fric dans des banques situées dans des paradis fiscaux _ et ce, en toute légalité. Le temps est-il venu d’interdire ce genre de pratique?

«Cinq minutes: c’est le temps nécessaire pour le virement d’un compte vers un autre, dans un quelconque paradis fiscal. Dix-huit à trente-six mois: c’est le délai minimum pour un magistrat qui cherche à se faire communiquer un mouvement de fonds illicite vers la Suisse, par exemple. À l’heure d’Internet, du modem et du fax, corrompre, blanchir l’argent sale est devenu un loto où l’on gagne 99 fois sur 100. Face à cette criminalité financière internationale, les magistrats sont enchaînés par des procédures archaïques et interminables. Une situation à laquelle les politiques ne semblent pas pressés de remédier, quand ils ne font pas tout pour entraver l’action de la justice.»
_ Denis Robert, La Justice ou le Chaos

Chaque année, des hommes et des femmes d’affaires prennent le fric qu’ils ont fait au Canada et au Québec, et le déposent dans une banque étrangère, située dans un paradis fiscal, au large des îles Mouc-Mouc.
Pendant que les gouvernements jonglent avec l’idée de couper dans les REER, qui permettent à d’honnêtes contribuables de sauver quelques centaines de dollars, ces entrepreneurs grassement subventionnés peuvent sauter dans un Boeing, déménager leurs millions et échapper au fisc sans problème.

Si, au lieu de faire la chasse aux travailleurs au noir, on consacrait nos énergies à interdire cette pratique? Pourquoi nos élus ne condamnent-ils pas plus sévèrement ces détournements d’argent qui nous privent de beaucoup, beaucoup de dollars, et qui permettent à des criminels de blanchir leur argent?

Nous avons posé la question à Richard Langlois, économiste à la CEQ et auteur de deux livres critiquant les abus du néolibéralisme: S’appauvrir dans un pays riche et Requins: l’insoutenable voracité des banquiers.

Que pensez-vous de l’évasion fiscale?
C’est un problème dont il faut s’occuper au plus vite avant que la perte de confiance des populations envers le système ne devienne totalement irréversible.

La fiscalité est l’un des ciments de notre collectivité, elle permet d’insuffler un minimum de solidarité dans notre société. C’est le principal outil dont nous disposons pour corriger les très grandes disparités créées par le marché. Que préférons-nous: payer des impôts élevés et sortir le soir sans se faire tuer au coin de la rue; ou payer le minimum et l’investir dans des systèmes d’alarme, des polices privées et des serrures de sécurité?

C’est le bon fonctionnement de nos outils collectifs qui est menacé par l’évasion fiscale. Poussée à son paroxysme, c’est la légitimité même de l’État démocratique qui est remise en cause.

Selon vous, est-ce que les gouvernements luttent suffisamment contre l’évasion fiscale?
Jamais assez. Cela dit, si on veut que l’État combatte ce genre de pratique, il faut lui donner les moyens nécessaires. On ne peut pas demander à l’État de lutter contre la fraude fiscale, et lui interdire de croiser des fichiers! C’est comme l’envoyer à la guerre avec des tire-pois, ou essayer d’attraper les Hell’s sans l’aide de délateurs!

On ne peut demander à une province ou même à un pays de régler seul le problème des paradis fiscaux. Il s’agit d’une question qui doit être abordée par des institutions internationales et qui nécessite une coopération entre les gouvernements.

Néanmoins, certaines choses doivent être faites au plan national. Je sais entre autres qu’Ottawa a décidé de modifier ses règlements entourant la déclaration d’impôt sur les revenus provenant de l’étranger. Les mesures entreront en vigueur en avril 1999, et devraient permettre un meilleur contrôle. De son côté, Londres veut sévir contre les paradis fiscaux de Jersey, Guernesey et de l’île de Man, où s’abritent confortablement 580 milliards de dollars U.S. Ces sommes représentent environ 50 % du PIB de la Grande-Bretagne!

Si les grands pays décidaient de publier des listes noires des banques, institutions financières et grandes entreprises qui pratiquent ou favorisent l’évasion fiscale, ce serait probablement le début de la fin des paradis fiscaux. Il s’agit d’une question éminemment politique et cela n’a rien à voir avec une quelconque impossibilité technique.

En fait, ce qu’il faudrait faire, c’est 1) mettre fin au secret bancaire; 2) instaurer une taxe sur les transactions financières (taxe Tobin); et 3) se servir de l’infrastructure technologique du système bancaire et financier international pour endiguer l’évasion fiscale. Mais, encore une fois, c’est une question de volonté. Si l’évasion fiscale à grande échelle se porte aussi bien, c’est parce que ça fait l’affaire des milieux financier et bancaire. Croyez-vous vraiment que si les pays les plus puissants de la planète décidaient de mettre un terme au secret bancaire et aux paradis fiscaux, l’évasion fiscale pourrait prospérer comme c’est le cas actuellement?

Dans La Justice ou le Chaos, un essai sur la corruption internationale écrit par le journaliste français Denis Robert, on trouve cette citation de Carlos Jimenez Villarejo, chef du parquet anticorruption en Espagne:

«Le paradis fiscal, c’est du recel. Nous nous sommes aperçus que les délits de vol à la tire ou contre la propriété privée ne pouvaient se développer que s’il y avait, derrière, une structure qui reçoit la marchandise, qui la transforme et qui en tire bénéfice _ un receleur ultime. Le paradis fiscal, par rapport à la grande fraude économique, remplit une fonction similaire. Il occulte l’argent et le blanchit.» Qu’en pensez-vous?
Tout à fait d’accord. Mais il faut ajouter que le receleur, c’est le banquier. Tant que les banquiers jouissent d’une parfaite immunité, rien n’est possible. Quand les gouvernements décideront de mettre au pas cette clique de requins, on aura une prise pour contrôler le débit du robinet.

Dans le même livre, Benoît Dejemeppe, procureur du roi en Belgique, dit: «Nous vivons dans un État providence. Les fraudeurs qui vont placer leur argent au Luxembourg sont les premiers à réclamer de bonnes routes, la couverture sociale, un enseignement de qualité. Ce sont les mêmes personnes qui vont en masse dans leurs petits paradis fiscaux toucher leurs coupons. Ces comportements accroissent considérablement les inégalités.»
Rien de nouveau sous le soleil! Ceux qui crient contre l’État dit providence sont aussi les mêmes corporate welfare bums qui cognent à la porte de l’État lorsque leur bateau coule. Le dernier exemple le plus saisissant est la faillite du LCTM, le gros fonds spéculatif américain qui fut sauvé in extremis du naufrage par le gouvernement U.S. Le plus drôle (si on peut encore rire dans ces circonstances) est que les deux conseillers financiers du fonds étaient les deux mêmes économistes qui venaient de gagner le Nobel d’économie en 1998 pour leurs découvertes sur les nouveaux instruments financiers!

Faudrait-il aller plus loin, et carrément interdire les paradis fiscaux?
Oui. J’ajoute que cette interdiction est rendue plus urgente avec l’accélération de la mondialisation. Les assiettes fiscales s’érodent un peu partout, et les gouvernements en sont rendus à tenter de concurrencer les paradis fiscaux sur le terrain de la fiscalité! C’est un des graves effets pervers du néolibéralisme, et la plupart des gouvernements commencent à en prendre conscience. Ils voient bien qu’ils se tirent dans le pied.

Le Québec est-il en retard sur cette question? Est-on plus sensibilisé aux torts causés par l’évasion fiscale en Europe?
Je ne dirais pas que le Québec est en retard sur cette question. Je dirais toutefois que, dans la mesure où le Québec est fortement influencé par le fort courant anti-taxation qui souffle sur l’Amérique du Nord, la lutte à l’évasion fiscale devient une entreprise plus difficile.

Cela dit, il y a plusieurs paradis fiscaux en Europe (Monaco, Luxembourg), et, à ce que je sache, il n’ y a pas eu de mouvement concerté des gouvernements européens pour mettre un terme à cette pratique. (En passant, pourquoi pensez-vous que Jacques Villeneuve habite à Monaco?)

Il y a quelque chose de totalement contradictoire et hypocrite à lutter de plus en plus vigoureusement contre l’évasion fiscale sur son territoire et à fermer les yeux sur la multiplication des havres fiscaux à l’échelle internationale.

Actuellement, il existe un Guide des paradis fiscaux, qui connaît un succès bouf. À l’heure où on fait la chasse aux pornographes sur Internet, on permet la publication en toute impunité d’articles prônant l’évitement fiscal! L’édition juin-juillet 1995 du CA Magazine donnait à ses lecteurs fortunés la «recette de l’évasion fiscale» dans un article intitulé Pour une fortune bien bronzée!

Vol légal

Quelques citations tirées du livre de Denis Robert, La Justice ou le chaos, paru aux éditions Le Livre de poche.

«La fraude fiscale a un lien avec la criminalité organisée. Le problème pour arrêter le blanchiment d’argent, c’est l’impossibilité légale de sanctionner l’évasion fiscale. C’est l’alibi le plus courant. On arrive assez vite à mettre en évidence des mouvements de fonds suspects, mais on nous répond alors: "Je croyais que c’était de l’évasion fiscale." Si quelqu’un accepte de recevoir 300 000 dollars, dans une serviette, de la part d’un fiduciaire, il est évident que c’est le signe de quelque chose de pas très propre. Mais, pour se défendre, on va toujours finir par invoquer l’évasion fiscale, qui, elle, serait quasiment vertueuse. C’est quand même un comble de considérer que voler l’État n’est pas du vol, et d’accepter de receler le produit du vol. Je considère l’évasion fiscale comme du vol. Tous les États européens sont donc à ce niveau-là des receleurs. Mais ils sont trop contents de voir affluer chez eux de l’argent provenant d’un État étranger. Je crois que dans cette lutte qu’il faut conduire contre le crime organisé, on ne pourra pas faire l’économie de la lutte contre l’évasion fiscale.»
_ Bernard Bertossa, procureur général, Suisse

«On aura beau avoir les législations les plus parfaites, en moins de deux heures, un bon ingénieur financier qui monte une opération dans un paradis fiscal a accès à tous les pays qu’il veut. Il blanchit l’argent sans bouger de son fauteuil, en voyageant d’un compte à l’autre et en payant des commissions. Il peut blanchir tout ce qu’il veut, légalement. Aujourd’hui, il est plus facile d’acheter une banque dans un paradis fiscal que de la cambrioler. On peut prendre par exemple les îles Kitts ou Nevis, situées à 1200 milles de Miami. N’importe qui peut y acheter sa banque pour 15 000 dollars, plus les impôts, et la diriger par le biais d’une société anonyme. La banque peut être dirigée d’Espagne ou de France, sans difficultés. Comment lutter contre de telles pratiques? La seule chance _ minuscule _ réside dans la coopération internationale. Mais nous ne sommes même pas capables de nous entendre sur la crise de la vache folle, alors!…»
_ Baltasar Garzon Real, juge d’instruction, Espagne

«Le contraste entre la nouvelle pauvreté et ces sommes colossales qui partent pour l’étranger est très choquant.»
_ Renaud Van Ruymbeke, conseiller à la cour d’appel de Rennes

L’exemple du ministre Martin

«Avant de faire partie du gouvernement Chrétien, le ministre des Finances Paul Martin a élargi les activités de son empire économique, le Groupe CSL, dans au moins deux pays considérés comme les plus grands paradis fiscaux au monde. Et depuis janvier 1994, date à laquelle Paul Martin a confié la gestion de son empire à une fiducie sans droit de regard, le Groupe CSL a poursuivi sur cette lancée en débarquant à La Barbade, un autre paradis fiscal.

Le Groupe CSL compte maintenant trois filiales aux Bermudes et trois autres au Liberia. Et depuis 1994, le Groupe CSL a ouvert sept autres filiales à la Barbade. Les experts en fiscalité classent le Liberia, les Bermudes et la Barbade parmi les pays du globe où le fisc est le plus complaisant à l’endroit des sociétés et des compagnies.

Au Liberia, il n’existe aucun impôt sur l’exploitation de bateaux, le gouvernement n’exigeant qu’une seule imposition fixe annuelle de 350 $ US. Aux Bermudes, il n’existe aucune imposition sur le revenu et une compagnie peut obtenir par contrat une exemption de tout impôt jusqu’en l’an 2016. Quant à la Barbade, les compagnies sont soumises à une imposition locale décroissante de 2,5 % à 1 %. Les Américains et les Canadiens sont particulièrement friands de la Barbade comme paradis fiscal. (…) En faisant battre pavillon étranger à ses navires, le Groupe CSL peut embaucher des marins venant d’autres pays à des salaires moins élevés. Ces équipages ne paient pas d’impôts au Canada et ne sont pas admissibles aux programmes sociaux canadiens.

Au début de sa carrière politique, en 1988, M. Martin s’était décrit comme un "nationaliste canadien très prononcé". "Mon nationalisme est d’un genre différent. Je ne suis pas un protectionniste. Mon nationalisme dit que nous pouvons concurrencer n’importe qui dans le monde, à condition d’avoir les coudées franches", avait-il déclaré.»
_ Le Soleil, 24 avril 1997