Quand c’est gros, c’est gros. À côté de la Baie James, ce n’est pas si gros que ça, c’est sûr. Mais pour une arcade, un super-splash, des salles d’exposition et de spectacle, c’est… éléphantesque, titanesque, cyclopéen, interstellaire, peut-être même un tantinet godziléen.
C’est qui, c’est quoi? C’est le Technodôme, le nouveau supermégacapoté centre du divertissement pour les 7 à 77 ans qui mettra une fois pour toutes Montréal sur la même carte qu’Orlando, Las Vegas et Niagara Falls, Canada. «Mieux encore, ça n’aura pas d’égal en Amérique du Nord, à part peut-être Disneyworld!» jure Saulie Sajdel, responsable au comité exécutif de la Ville pour le développement économique et le tourisme.
Imaginez, on pourra, entre autres, y faire du kayak en eau vive à longueur d’année, sur des rivières artificielles. On palpe ici l’esprit visionnaire qui anime les promoteurs: en effet, soucieux d’une vie saine et équilibrée, le kayakiste en eau vive de demain cherchera à pratiquer son activité favorite sans risque d’attraper le célèbre «flu» de la rivière Rouge, ou l’éprouvante dysenterie de la rivière Yamaska.
Des chiffres et des nombres
En attendant de trouver le mot juste pour désigner la taille de la Chose, quelques chiffres: ladite Chose est un projet qui mesure 900 millions de dollars de long, par 19 000 emplois de large, pour sa construction seulement. Un milliard de dollars (j’arrondis, car les gros projets coûtent toujours plus cher que prévu), c’est ce que coûte le premier module de la station orbitale internationale. Quinze mille emplois (j’arrondis, car les gros projets apportent toujours moins d’emplois que promis), c’est le payroll d’Hydro-Québec.
À Montréal, ville conditionnée à recevoir passivement la manne d’autrui, on bave comme les chiens de Pavlov devant autant d’argent. Fiers de remplir enfin les espaces désespérément vides du Technoparc (où sera situé le Technodôme, le long de l’autoroute Bonaventure), les bonzes de la Ville ont donné la papatte au monsieur, la langue pendante.
Le monsieur en question (en fait, ils sont deux), c’est la famille Reichmann, de Toronto, surtout connue pour avoir commis la plus grosse faillite de tous les temps: vingt milliards de dollars (U.S., s.v.p.!). Ça aussi, c’est godziléen.
Techno, Futuro…
En 1994, sous Jean Doré, il y a eu Exponova. Variation sur le même thème que le Technodôme, ce mégaprojet se voulait un Epcot Center du Nord, centré sur la thématique du froid! On devait même déménager La Ronde pour lui faire place.
En campagne électorale, Pierre Bourque s’y était opposé: «Quelle est la réalité montréalaise de ce projet?» avait-il demandé. Or, on n’a mais vu la couleur de ce projet. Notamment parce que le promoteur avait un passé trouble: une faillite de quelques millions dans le sud des États-Unis. «Non, mais, ne me dites pas que vous comparez ces promoteurs avec les Reichmann! lance Saulie Sajdel. Les Reichmann, ils sont parmi les plus grands bâtisseurs du monde!»
Toujours en 1994, toujours sous Jean Doré, toujours pour occuper les espaces désespérément vides du Technoparc, il y a eu aussi Futuropolis. «C’est quoi ça, Futuropolis?» demande le responsable au comité exécutif de la Ville pour le développement économique et le tourisme.
Pour votre information, monsieur le responsable, c’était un projet de parc récréo-industriel voué aux technologies de l’image et de l’information. Un savant dosage de divertissement, de pédagogie et d’industrie. Mais ne vous en faites pas. Vous n’avez rien manqué, M. Sajdel, puisqu’on attend encore le futur.
La confiance règne
À la Ville, on ne partage pas mon scepticisme _ même si, Heathmount, la nouvelle compagnie des Reichmann, s’appuie sur les mêmes méthodes de financement qui ont fait la mauvaise fortune de ses propriétaires. C’est-à-dire: on emprunte la presque totalité des 900 millions de dollars requis aux banques, et on demande une participation inconditionnelle du gouvernement du Québec.
Avec ses huit millions de visiteurs escomptés chaque année, le Technodôme, nous dit-on, attirerait plus de visiteurs que le Stade olympique, le Palais des congrès et La Ronde réunis. Trois «équipements» auxquels la Chose ferait directement concurrence en matière de divertissement et d’expositions. Trois «équipements» publics, dont les déficits annuels sont déjà absorbés par les contribuables québécois et montréalais. «La Ronde n’est ouverte que deux par mois par année, fait valoir Sajdel. Quant au Stade, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise?» Surtout, rien…
«Pourquoi tomber sur les Reichmann comme ça? C’est un projet aux répercussions économiques gigantesques!»
Tout simplement parce que dans le contexte économique où ces supermégapatentes-à-gosses high-tech vouées au divertissement se multiplient (le Forum, l’ancien Simpson’s, le Quartier Latin, Imax Brossard…), douter de la viabilité du projet relève de la prudence élémentaire.
Ne serait-ce que pour éviter que les Montréalais ne se retrouvent avec un autre éléphant blanc sur les épaules (ou, dans ce cas-ci, un Godzilla blanc).