Société

La taxe Tobin d’aide aux citoyens : Passer à l’Attac

La semaine dernière, l’économiste Richard Langlois nous disait qu’il était urgent d’instaurer une taxe sur les transactions financières. Or, depuis un an, un mouvement international somme les gouvernements d’intervenir dans la machine de la spéculation des devises. Étonnamment, le Québec demeure frileux.

«J’ai demandé un jour à un milliardaire américain s’il accepterait de payer 15 % d’impôt et il m’a répondu non, avec un beau sourire, parce que par le jeu des sociétés, il payait bien moins que 15 %.»
_ Romain Gary, La nuit sera calme

Chaque jour, 1500 milliards de dollars bondissent sur le marché des devises à la recherche d’un profit instantané. Investi à très court terme _ quelques minutes, souvent moins _, l’argent qui a fructifié est aussitôt déplacé vers une autre devise, puis une autre, sans relâche_ et sans que l’économie «réelle» n’en voie la couleur.

Vingt fois plus important qu’en 1970, ce type de spéculation est aujourd’hui pointé du doigt par plusieurs observateurs de l’économie mondiale: on l’accuse de drainer une importante partie des capitaux de la planète dans une économie parallèle qui ne profite qu’à un petit nombre d’investisseurs. Déjà, fin 1997, le rédacteur en chef du Monde diplomatique, Ignacio Ramonet, se demandait comment «les sociétés [pouvaient] encore tolérer l’intolérable? La mondialisation du capital financier est en train de mettre les peuples en état d’insécurité généralisée. La liberté totale de circulation des capitaux déstabilise la démocratie. C’est pourquoi il importe de mettre en place des mécanismes dissuasifs.»

C’est de l’enthousiasme mondial soulevé par cet article qu’a émergé l’Association pour la taxe Tobin d’aide aux citoyens (Attac), en juin dernier à Paris. L’Attac, qui regroupe huit mille personnes en France, est une organisation non gouvernementale qui milite principalement pour la mise en place de la taxe Tobin, cet «impôt mondial de la solidarité» imaginé en 1972 par le Prix Nobel d’économie James Tobin.

Appliqué à chacune des transactions effectuées sur le marché des devises, il aurait pour conséquence de freiner les déplacements de capitaux spéculatifs entre les pays, mouvements hautement instables qui sont responsables de plusieurs désastres économiques ces dernières années; on les accuse notamment d’avoir joué un rôle majeur dans l’effondrement du système banquier mexicain en 1995 et dans la crise du Sud-Est asiatique en 1997.

Présentement en chantier, le Conseil de sécurité sociale de l’ONU, qui sera formé de représentants des États et de la société civile, est envisagé par l’Attac comme une des institutions les plus susceptibles de gérer adéquatement les recettes de la taxe.

En finir avec la pauvreté
Des prédictions ont montré que la taxe Tobin, appliquée à un pourcentage aussi infime que 0,1 %, permettrait de récolter 166 milliards de dollars annuellement. Or, selon les chiffres avancés lors du séminaire de Paris, on évalue à quarante milliards par année la somme nécessaire pour enrayer la pauvreté extrême _ donner l’accès à l’eau potable à tous les humains, satisfaire les besoins sanitaires, etc. C’est dire qu’il n’y a qu’un pas à franchir pour améliorer grandement le sort de milliards d’êtres humains, un pas que les responsables politiques, peu enclins à s’immiscer dans la mainmise des puissantes institutions financières sur l’économie mondiale, hésitent beaucoup à faire.

Certains objectent notamment qu’il est impossible d’appliquer la taxe simultanément dans l’ensemble des pays du globe. «Il faut vraiment me prendre pour un demeuré ou un idiot pour croire que je n’ai pas travaillé à cet aspect des choses, a répondu Tobin dans une entrevue accordée au journal Le Monde en novembre dernier. Je pense qu’il suffirait qu’une vingtaine de pays commencent pour que la taxe puisse prendre corps. Accepter la taxe pourrait être une des conditions préalables au statut de membre du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale.»

Tobin précise d’ailleurs que le combat qu’il mène passe inévitablement par une prise de conscience fondamentale. «Ce qui me paraît important, dit-il, c’est de lutter contre cette idée que le marché fera tout bien, en toutes circonstances, et que tout ira pour le mieux si on n’empiète pas sur [sa] liberté.»

Le Québec en reste
C’est en octobre dernier que la division québécoise d’Attac a vu le jour. Fondée par une demi-douzaine de personnes, l’association, qui compte maintenant une centaine de sympathisants, est étonnée de voir sa croisade se poursuivre dans l’indifférence générale. Pierre Henrichon, cofondateur d’Attac-Québec, s’inquiète. «Ici, les médias sont muets! On est en train de revivre la même chose qu’avec le mouvement contre l’AMI (l’Accord multilatéral sur l’investissement): personne n’en parlait, jusqu’à ce que des manifestants se fassent arrêter. Là, les médias ont commencé à s’y intéresser.»

C’est qu’ailleurs au Canada, le mouvement d’appui à la taxe est déjà bien implanté et commence même à porter fruit. Halifax Initiative, une coalition qui représente une douzaine d’organismes sociaux, s’est depuis longtemps prononcée en faveur de la taxe Tobin; véritable chien de garde national en matière d’institutions financières, elle talonne les élus en suivant l’évolution quotidienne du projet de taxe Tobin. À Ottawa, la taxe fait aussi beaucoup parler d’elle depuis que le député néo-démocrate Lorne Nystrom en a proposé l’adoption en Chambre, l’automne dernier. Le Bloc Québécois s’est montré favorable au projet, alors que les libéraux sont encore ambivalents. Conservateurs et réformistes s’y sont, quant à eux, clairement opposés.

Pour l’heure, Attac-Québec continue toujours de se battre pour être entendue. «Les gens doivent absolument prendre conscience des effets dévastateurs de la spéculation, lance Pierre Henrichon. Tout cela semble très théorique, mais quand le dollar canadien est en chute libre et que le premier ministre en personne attribue cela à la spéculation étrangère, ça devrait nous inquiéter!»

Les cyber-militants

L’an dernier, la lutte contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) a connu un énorme succès que plusieurs attribuent à l’utilisation d’Internet par ses militants. En effet, le moindre développement dans le dossier était instantanément diffusé aux quatre coins du globe, permettant ainsi aux groupes de pression locaux de coordonner leurs actions. L’Attac a repris cette formule en publiant en ligne plusieurs textes ayant trait à la taxe Tobin, et en instaurant une liste d’envoi qui réunit dix mille abonnés des cinq continents. Dans le journal Libération, Laurent Jesover, membre d’Attac-France, souligne l’importance d’Internet pour les militants: «Grâce à une conférence organisée sur Internet, nous avons pu exposer nos idées à trois cents professeurs de droit américains.» Une chaîne de traducteurs a aussi été mise sur pied, donnant ainsi la chance à un large public de pouvoir consulter les textes d’Attac. «En vingt-quatre heures, tout est traduit en cinq langues_ et bientôt en huit!»

Pierre Henrichon, d’Attac-Québec, se montre plus nuancé. «Oui, Internet est un outil formidable qui accélère les communications, mais ce n’est pas le remède à tous nos maux. Ce qui fait la force d’un mouvement, ce sont d’abord les gens qui s’impliquent de façon concrète, pas virtuelle_»