Québec héberge près de 7 000 immigrants, et pourtant on ne les voit presque pas. Faute d’attention, ou même faute d’ouverture d’esprit. Une indifférence qui déclenche bien des souffrances chez ces personnes déjà meurtries dans leur chair et leur âme…
Des silhouettes surgissent sur le pont du navire russe qui croise sur le Saint-Laurent, au pied du château Frontenac. Elles se concertent, retiennent leur souffle et d’un même élan passent par-dessus bord. Atterrissage sur un bloc de glace, rien de cassé. Les silhouettes cavalent aussitôt vers le rivage, sautant de bloc en bloc. Une chute dans l’eau, et c’est la fin. Les fugitifs parviennent à atteindre le quai de grains n°27 et à escalader la petite échelle de fer. Les voilà sur la terre ferme, sains et saufs, mais transformés en une nouvelle sorte d’individus: des immigrants.
Cet événement s’est déroulé à Québec peu après la chute du mur de Berlin, à une époque où les Russes ne savaient pas encore si eux aussi allaient pouvoir profiter de l’ouverture pour refaire leur vie à l’ouest. À la garde côtière, on souligne: «Des marins qui quittent leur navire pour chercher refuge à Québec, ça arrive régulièrement, mais on évite d’en parler. Ces derniers temps, ce sont surtout des personnes originaires de pays durement frappés par la crise économique qui tentent de devenir clandestins. Ils croient que tout le monde est riche au Québec, et qu’eux aussi vont le devenir en vivant ici.»
Mourir ou souffrir
Plutôt mourir que souffrir. Tel est le pari fou de certains immigrants qui arrivent à Québec en risquant leur vie. Mais aujourd’hui, la grande majorité des immigrants font le calcul inverse: plutôt souffrir que mourir. C’est poussés hors de chez eux qu’ils finissent par se retrouver ici.
Admir, 36 ans, est Bosniaque. Depuis la guerre qui a fait voler en éclats l’ex-Yougoslavie, il erre de pays en pays. Un peu en Allemagne, puis en France, surtout à Paris. À la recherche d’un emploi, lui qui était un brillant ingénieur, mais surtout en quête d’une écoute attentionnée, différente des banalités sur la guerre qu’on lui sert à longueur de discussion. Ces propos, il en a eu tellement marre qu’il a quitté l’Europe en 1998 pour s’installer sur le continent américain, et à Québec en particulier. Aujourd’hui, il apprend le français au Centre d’orientation et de formation des immigrants (COFI): «Je dois tout redémarrer à zéro. Apprendre une nouvelle langue, obtenir l’équivalence de mes diplômes. C’est dur…»
D’autant plus dur que les difficultés sont nombreuses pour les immigrants qui arrivent à Québec. Jana, une jeune femme russe de 21 ans, se promène dans les rues de la capitale pour la première fois. Émerveillée par la quantité de boutiques luxueuses, ne sachant plus où donner de la tête, elle finit par s’égarer. Jana demande son chemin à un passant, dans la seule langue étrangère qu’elle connaît… l’anglais. La pique fuse: «Je te répondrai le jour où tu me parleras en français!» Les attitudes racistes foisonnent à Québec, chaque immigré peut en témoigner. Mépris, insulte, refus de vente et parfois bagarre. Cela peut même aller très loin: la mosquée de Québec a récemment été victime d’une alerte à la bombe.
Résultat: certains immigrants se braquent, se renferment sur eux-mêmes, communiquent au minimum avec les Québécois. Un petit tour dans une HLM de la rue Désilets est révélateur: les résidants se guettent du coin de l’oil, ils ne se parlent pas. Quand on les interroge, la réponse est toujours identique: «Ici, non, il n’y a pas de problème.» Et pourtant, ici même, s’est tenue la semaine dernière une réunion sur «les difficultés liées à la cohabitation inter-ethnique», organisée par l’Office municipal d’habitation de Québec (OMHQ) et la Fédération des locataires d’habitations à loyer modique du Québec (FLHLMQ). Pour la première fois, chacun a pu vider son sac sans vergogne. Exemple: «Je ne supporte plus l’odeur de leur cuisine épicée, ça sent jusque dans le couloir.» Solution suggérée: «Il faudra songer à modifier le système de ventilation.» On peut se demander si une telle solution n’aurait pas d’autre effet que d’effacer encore un peu plus la présence des immigrants…
Fragiles racines
Rachid est Algérien, musulman et analyste au ministère des Transports. Cela fait vingt-quatre ans qu’il vit au Québec. Il se souvient: «Quand j’ai parlé à mes amis, immigrants comme moi, du fait que je voulais passer le concours pour m’intégrer à la fonction publique québécoise, ils m’ont sapé le moral. Ils répétaient que je n’avais aucune chance, à cause de ma couleur de peau, de mon accent du Maghreb, ou encore de ma religion. Leur réaction m’a énervé: ils ne cherchaient même plus à s’intégrer à la société québécoise, découragés par les brimades quotidiennes. Je voulais leur prouver qu’on a tout à gagner à faire l’effort de surmonter les attitudes racistes, d’aller nous-mêmes à la rencontre des Québécois. Et j’ai réussi!»
Mais, victoire de courte durée. Car sa réussite est l’exception. René Lévesque était conscient que le tissu social du Québec était en train de changer, mais qu’il ne se reflétait pas dans les institutions. Une promesse a par la suite été faite pour pallier ce dangereux décalage: attribuer aux immigrants près de 10 % des postes de la fonction publique. «Aujourd’hui, on plafonne à 2 %, reconnaît Robert Caron, président du syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ). Ce qui est un échec cuisant car l’intégration devrait commencer par là.»
Rachid souligne: «Si on veut qu’un être humain s’épanouisse, il faut lui donner la possibilité de développer des petites racines, là où il se trouve. La première racine est une job: cela permet de rencontrer des Québécois, de se rendre utile à la société, de gagner un revenu qu’on dépense dans les boutiques, bref, cela permet de se sociabiliser. Mais, si l’État ne parvient pas lui-même à tenir ses promesses, à donner des jobs aux immigrants dans la fonction publique, alors qu’est-ce qu’on peut espérer de la société? Les entreprises privées vont-elles faire l’effort d’embaucher des immigrants, alors que le mauvais exemple est donné par l’État?»
Minorité dans une minorité
Presque tous les immigrants qui arrivent à Québec sont des réfugiés. Ce qui signifie que peu ont déjà des contacts ici, des proches ou des amis qui peuvent leur donner un coup de pouce pour trouver un emploi, s’installer véritablement. Très vite ils réalisent que la crise économique frappe ici aussi, que le chômage croissant les empêche de dénicher une petite place au soleil. Deux alternatives s’offrent alors à eux: rester malgré tout ou partir un peu plus loin.
Il n’existe pas d’étude sérieuse sur ce que deviennent les immigrants qui ont séjourné à Québec. Toutefois, quelques indicateurs peuvent être relevés. Marie-Claude Gilles, directrice du COFI: «Des étudiants qui ont suivi les cours de français dans nos murs, on estime que 70 % restent à Québec.» Un chiffre contesté par différentes associations d’immigrants: «Ce résultat ne tient pas compte du grand nombre d’étudiants qui abandonnent en chemin», et surtout «il ne concerne que ceux qui sont allés au COFI, soit un immigrant sur cinq.»
Les autres? Tout est fait pour les pousser dehors. Le réflexe de la majorité des immigrants est de se rendre dans la capitale économique, là où il y a la plus grande probabilité de trouver du travail: Montréal. Crainte du gouvernement du Québec: si l’on n’intervient pas, ne court-on pas le risque de voir apparaître des ghettos similaires aux explosives banlieues américaines et françaises? La politique de régionalisation de l’immigration est mise en place. L’idée est de répartir les immigrants un peu partout dans la province, grâce à des mesures incitatives. Une idée suivie de peu d’effets, à l’image de cette famille bosniaque implantée au Saguenay et qui a rapidement rappliqué à Montréal: personne n’avait pensé que les compétences professionnelles des parents n’avaient aucun débouché en un tel lieu.
Pedro, un Salvadorien de 29 ans, ricane: «Les plus intelligents s’en vont rapidement de Québec. Pourquoi? Parce qu’ils comprennent qu’ici on leur enseigne le français, dans une province où l’on ne veut communiquer qu’en français. Or, si un immigrant a choisi d’aller sur le continent américain pour refaire sa vie, ce n’est pas pour faire partie d’une minorité dans la minorité francophone. À quoi bon s’enfermer dans l’exception québécoise, alors que s’il se met à l’anglais, il aura la possibilité de trouver une job dans les autres provinces canadiennes, et il pourra même tenter sa chance aux États-Unis.»
Québec, simple mirage? La capitale a le mérite d’accueillir temporairement des réfugiés, des personnes meurtries dans leur chair et dans leur âme, et de leur donner le temps de reprendre leur souffle. Mais ensuite, c’est à chacun de voler de ses propres ailes, sans soutien véritable. «Car à Québec, la différence inquiète, et pour cause, on n’y est pas habitué, dit une Française qui a la double nationalité depuis trente ans. Les gens se replient sur leur particularisme plutôt que de s’ouvrir aux autres. C’est un peu "Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées". Mais à la fin, ça risque de sentir le renfermé.»