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Entrevue avec Agnès Maltais : Questions de culture
T. Malavoy-Racine, Tristan
Photo : Teste, Pascal
Après quatre moiss à la barre du ministère de la Culture et des Communications, AGNÈS MALTAIS a précisé les priorités et les directions à prendre. Le temps est maintenant venu de partager le fruit de sa réflexion. Entrevue exclusive.
15 décembre 1998. Petit coup de théâtre sur Grande Allée: le ministère de la Culture et des Communications vient d’être confié à une recrue du PQ, fraîchement élue dans Taschereau. Depuis, Agnès Maltais occupe l’un des fauteuils les plus visibles du conseil des ministres et doit répondre aux attentes d’une clientèle attachante mais susceptible à souhait, celles des artistes et des gens de la culture _ des gens qui brassent beaucoup d’air au Québec et, ne l’oublions pas, représentent des alliés de taille dans la croisade souverainiste.
Celle qui a été auteure, comédienne, directrice du Théâtre Périscope, avant de passer au Théâtre de la Bordée, incarne _ c’est le moins qu’on puisse dire _ une ministre de terrain. Le terrain, Agnès Maltais y a longtemps roulé sa bosse (vous souvenez-vous de la troupe Les Folles Alliées, très active au cours des années 80?), et on ne pourra certes pas l’accuser de méconnaître le quotidien des artistes.
Comment compte-t-elle jongler avec les brûlantes problématiques de la culture, maintenant qu’elle a fait le saut dans l’arène politique? Mme Maltais nous a accordé l’une de ses toutes premières entrevues de fond, durant laquelle nous avons découvert une jeune ministre de quarante-deux ans dynamique, décidée, qui, pas à pas, découvre les bonheurs et les aléas de la tâche ministérielle. Morceaux choisis.
Le jour de votre nomination, vous avez dû éprouver l’impression assez grisante d’avoir une prise directe sur les rouages culturels québécois. Vous êtes entrée en fonction avec quelles intentions?
«Je voulais d’abord beaucoup m’imprégner. Comme j’ai déjà travaillé dans certains domaines, j’avais peur d’en être trop près. Trop près du théâtre, par exemple. Je voulais donc faire le tour du territoire. Mais il y a des choses qui touchent tout le monde: l’emploi et la pauvreté, particulièrement chez les jeunes _ c’est quelque chose que j’ai découvert, pendant ma carrière artistique, et qui me préoccupait beaucoup. J’ai fait le tour du jardin, pour voir si c’est un problème présent dans toutes les disciplines; je pense que oui. Il y a un trou entre la sortie de l’école et le début de la carrière, et il faut trouver comment faire pour accompagner les jeunes jusqu’au marché du travail.»
Avez-vous identifié des mesures concrètes qui permettront de favoriser l’insertion des jeunes dans les métiers artistiques?
«Oui, le partenariat, par exemple. Il y a eu des essais, dans le passé, où les jeunes avaient peur de ne pas retrouver leur liberté artistique dans le partenariat, dans les parrainages (c’était le mot à la mode). On disait: les compagnies plus mûres vont accompagner les compagnies plus jeunes, mais celles-ci voulant conserver leur liberté, et c’est normal, elles ont plutôt refusé. Aujourd’hui, les jeunes compagnies sont davantage prêtes. D’abord, elles ont tellement besoin d’aide, que ce soit en cinéma, en vidéo ou en théâtre. Mais, surtout, les individus sont prêts, alors il faut essayer ce que j’appelle, moi, le "compagnonnage". Comme à l’époque médiévale, où les artisans avaient des compagnons auxquels ils montraient comment travailler.»
C’est un bon exemple des mesures que vous voulez instaurer?
«Oui, mais pour ça, il va falloir qu’il y ait un déblocage. Il y a deux cultures: la culture d’Emploi-Québec, où l’on travaille avec les individus, et la culture des arts, où l’on travaille avec des compagnies. C’est un dossier qui ne bouge pas depuis deux ou trois ans et que je suivais déjà de près. Maintenant que je suis au pouvoir, j’ai l’intention de forcer le jeu là-dedans.»
Vous êtes en poste depuis près de quatre mois maintenant. Considérez-vous que le ministère de la Culture est une structure souple, un appareil auquel on peut donner un coup de barre, au besoin?
«Tout ministère est une grosse machine, une grosse structure, très encadrée. Mais la beauté du ministère de la Culture, c’est qu’il est constamment en contact avec la pensée artistique, qui est une pensée en évolution. Ici, nous sommes portés par des artistes, portés par des innovateurs, et les fonctionnaires _ ça, je le savais déjà quand j’étais sur le terrain _ sont formidablement ouverts à bouger, à aider les gens à créer. Mais on ne donne pas un coup de barre fondamental à un ministère comme celui-là. On y imprègne une marque, on le dirige. Moi, je fais beaucoup de voile, et je sais qu’en donnant un trop gros coup de barre, le bateau se renverse, ou encore on perd le vent…»
Lors du dernier budget, plusieurs millions de dollars en crédits supplémentaires ont été octroyés à la Culture. Qu’allez-vous en faire?
«Il y a 10 millions qui vont aux équipements mineurs [informatisation des bibliothèques, restauration de bâtiments patrimoniaux, médias communautaires, etc.].»
En quoi ça consiste, exactement?
«J’ai déjà exprimé la chose ainsi à M. Bouchard, à qui on tentait d’expliquer ce qu’étaient les équipements mineurs: "Nous avons de belles salles de bains, mais pas de rideaux de douche!" Ça faisait peut-être cinq ans qu’il n’y avait plus d’aide permettant de remplacer, par exemple, des systèmes d’éclairage, de fournir des outils aux artistes. Ce ne sont pas des gros chiffres, mais ça permet de régler plein de problèmes dans les bibliothèques, ou dans les écoles de métiers d’art, par exemple. […] Il y a aussi une aide exceptionnelle de 25 millions, dont je suis très fière, destinée aux organismes. C’est de l’argent qui va, entre autres, aux musées nationaux, à la Cinémathèque québécoise, puis aux jeunes, à travers les Jeunesses musicales du Canada. Et la majeure partie de l’argent va à la création d’un fond de stabilisation des organismes.»
Vous parlez, je crois, de cette nouvelle fondation destinée à supporter les organismes culturels. Quelle en est la mission précise?
«Il s’agit de stabiliser les situations déficitaires, de stabiliser les finances. Nous allons créer des plans de redressement, selon des modèles. Ça a été essayé au cours des dernières années, à quelques endroits, et ça a donné de très bons résultats. […] Il fallait redonner de la place au risque. Je pense aux salles de spectacles, par exemple… Comment faire pour que des produits plus "à risque", ou de recherche, circulent à travers le Québec? Il fallait stimuler les organismes en performance.»
Notre amie Sheila Copps rappelle de temps à autre aux artistes qu’il vaut mieux être fidèle à la feuille d’érable pour voir son projet supporté par le fédéral. À Québec, y a-t-il une attitude semblable envers les artistes reconnus comme souverainistes?
«Je ne crois pas, non. Mme Copps, quand elle fait ça, va à l’encontre même du système canadien. Le système canadien a créé le Conseil des Arts du Canada pour se détacher du politique et avoir un jury de pairs. Si elle a hurlé en disant qu’il ne fallait pas aider les souverainistes, c’est parce que les artistes québécois sont très forts et vont chercher une bonne partie des bourses. C’est un réflexe de défense canadien. Nous, nous avons créé le Conseil des Arts et des Lettres pour avoir cette distance entre le politique et le système de bourses. J’ai un immense respect pour ce système-là, et je n’ai pas du tout de pression pour aider davantage des artistes souverainistes. De toute façon, la majorité des artistes sont souverainistes, alors nous n’avons pas à nous casser la tête!»
En 1999, où situez-vous les artistes dans la démarche souverainiste? Attendez-vous quelque chose de leur part, hormis Paul Piché, qui est toujours de la partie?
«Si j’attends quelque chose d’eux? Comme individu, oui; comme ministre, non. Il y a une nécessaire distance entre la politique et l’artistique. Je n’ai pas d’échange à avoir avec eux, dans le genre: "Donne-moi un peu plus de souveraineté, je vais te donner un peu plus de bourses." Mais je suis membre d’un parti souverainiste, j’y crois profondément, et je suis embarquée en politique parce que je pense que les artistes doivent se mouiller dans la société, doivent s’impliquer. […] Quand sommes-nous davantage une collectivité que lors d’un gros show où nous sommes cinq mille à chanter la même chanson? Ça nous emporte, ça. Alors c’est sûr que les artistes peuvent être un déclencheur, mais ça leur appartient.»
Dans un contexte de mondialisation, comment concevez-vous les rapports entre la culture québécoise et les autres cultures?
«Pour avoir des rapports avec une autre culture, il faut être assuré de la sienne. On n’est jamais aussi à l’aise avec son voisin que lorsqu’on est sûr de soi. Il y a tout un travail de confiance qui est fait au Québec; il ne faut pas lâcher! Nous sommes prêts à échanger. Nous avons exporté des créations, des créateurs; nous avons renforcé notre identité dans un monde où il était assez exceptionnel de le faire, avec le voisin canadien-anglais, le voisin américain aussi. Et nous sommes les plus libre-échangistes d’entre eux, nous aimons échanger. La culture est comme ça aussi, elle a besoin d’être nourrie. […] Ça peut prendre différentes formes. À travers les arts d’interprétation, entre autres (théâtre, cinéma). Mais il y a des arts, comme le cinéma ou la télévision, où nous n’avons pas le contrôle sur les réseaux de distribution. Le monde a changé, alors il est important d’établir la discussion avec d’autres pays et de trouver comment on va réagir. Quand je suis allée rencontrer les pays d’Amérique Latine, lors de cette rencontre de la Banque inter-américaine de développement (où Mme Copps n’est pas venue!), nous avons cherché comment faire face au problème des réseaux de distribution. C’est vraiment là qu’est le problème, et c’est là où les États-Unis veulent qu’il n’y ait aucune barrière.»
Comme ministre, trouvez-vous difficile de concilier la notion d’individu, ou d’aide individuelle, à celle de collectivité?
«Je voudrais toujours tout donner, j’ai toujours été comme ça. Mais il faut qu’il y ait des règles du jeu, et c’est peut-être notre seule protection, parce qu’on voudrait vraiment donner à tout le monde. On n’entre pas en politique pour soi-même, ou si c’est le cas, ça ne dure pas longtemps, même s’il y a des satisfactions personnelles très fortes.»
Qu’est-ce que ça prend, selon vous, pour être une bonne ministre de la Culture?
«C’est ce que je suis en train de découvrir; que j’espère découvrir! Je m’amuse beaucoup, en fait, et je pense qu’il faut d’abord aimer profondément la culture. Être extrêmement attentif, aussi, parce que c’est un milieu où le choc des idées, l’échange des idées est constant. Il ne faut pas être soupe au lait! On se fait brasser, on se fait interpeller, mais ça fait aussi la richesse du métier.»