Société

L’avenir de l’eau : La prochaine erreur boréale?

Que faire avec l’eau? Doit-on la privatiser, ou la nationaliser? Au cours des prochaines semaines, le BAPE nous posera la question. Un grand moment de démocratie… à moins que les dés ne soient pipés d’avance.

À qui appartient l’eau? Si la question coule de source, la réponse est plus opaque: elle appartient à la fois à tous et à personne. Un vide juridique qui laisse cours à une exploitation anarchique de la première richesse naturelle du Québec.

L’eau risque de subir le même sort que celui réservé à la forêt boréale, si ce n’est pas déjà le cas. «Il y a un vide dangereux; on doit s’inspirer des catastrophes d’ailleurs pour nous éviter le pire», prévient François Patenaude, chercheur à la Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM, en faisant référence à la mer d’Aral, cette mer russe grande comme soixante lacs Saint-Jean, et qui aujourd’hui n’en couvre pas même la moitié, tellement on y a puisé d’eau.

Comparaison boiteuse? Pas au dire de Patenaude. «À l’heure actuelle, il se tire plus d’eau du bassin des Grands Lacs et du Saint-Laurent qu’il n’en rentre _ et cela, surtout pour les besoins industriels.»

Dans la brume
À qui appartient l’eau? On l’ignore. Le gouvernement Bouchard a lui-même avoué être perdu dans les brumes du Saint-Laurent. Alors, il nous refile la question: c’est à qui, ça?

Tiraillé entre les intérêts des uns et des autres – les partisans de la privatisation tous azimuts et ceux de la nationalisation -, le gouvernement a fait appel au Bureau des audiences publiques en environnement (BAPE) afin de cueillir les réponses des Québécois, spécialistes comme quidams.

Qui doit gérer la ressource? Le privé ou le public? Qui a accès aux lacs et aux rivières? Peut-on commercialiser l’eau sans mettre en danger sa disponibilité? Autant de questions auxquelles nous aurons à répondre au cours des prochains jours.

Une «générique», comme ils appellent ça dans les milieux environnementaux, qui aura cependant un effet pervers: c’est le groupe qui aura «paqueté» le plus de salles qui l’emportera à la fin des audiences (voir encadré).
N’empêche, les audiences du BAPE constituent un moment rare. «C’est un exercice hautement démocratique, juge Gabrielle Pelletier, du Réseau québécois des groupes écologistes. C’est à nous de saisir l’occasion et faire valoir nos droits de citoyens.»

«Même s’il ne faut pas se faire d’illusions – le gouvernement sait peut-être déjà où il s’en va, et les dés sont peut-être pipés -, au moins, nous avons la chance de lui dire ce que nous voulons pour protéger notre richesse collective, ajoute Jean-François Girard, du Centre québécois du droit à l’environnement. Qu’il soit d’accord ou non, ce sera son problème aux prochaines élections.»

C’est dans ce contexte que la coalition Eau secours, regroupant quelques dizaines de groupes environnementaux et populaires, a invité le peuple à sa journée d’information sur l’eau, vendredi dernier, à l’UQAM.

Une soixantaine de personnes seulement ont répondu à l’appel, dont plus de la moitié étaient des militants écologistes. «C’est vrai que ce n’est pas beaucoup de nouveau monde, admet François Patenaude. C’est dommage, car si les citoyens ne s’en mêlent pas, la privatisation at large va passer comme un train!» Et l’eau appartiendra au plus offrant.

Un manifeste
La propriété privée de l’eau est une hérésie, estime Ricardo Petrella, président du Groupe de Lisbonne, dont Le Manifeste de l’eau (Labor) prend d’assaut ces jours-ci les rayons des librairies québécoises. «Il faut (re)donner la gouvernance de l’eau à ses vrais propriétaires, à savoir les habitants de la planète», plaide-t-il.

Mais selon Jean-François Girard, il va falloir trouver un proprio mieux défini. «Tous les grands problèmes environnementaux sont le résultat de droits de propriété mal définis. C’est le cas avec la forêt québécoise. Avec des droits de coupes à très long terme, on ne sait plus à qui elle appartient vraiment. Le résultat de tout ce cafouillage, c’est ce qu’on voit dans le film de Richard Desjardins et de Robert Monderie, L’Erreur boréale.»

L’eau privatisée représente un marché lucratif. La rentabilité des sociétés qui gèrent des réseaux d’aqueducs municipaux dépasse largement celle des banques: 25 % de bénéfices en moyenne, contre 10 % pour les banques canadiennes.

Pour les SNC-Lavalin et autres Lyonnaise des eaux de ce monde, les arguments en faveur de la privatisation sont déjà tout ficelés. Au premier rang: le gaspillage. Selon eux, seule une gestion qui suivrait le principe de l’offre et de la demande peut éliminer le gaspillage. Mais François Patenaude n’est pas d’accord: «L’expérience britannique montre que la tarification n’a aucun effet sur la consommation, sauf chez les plus pauvres qui, de toute façon, ne consomment pas suffisamment d’eau pour que cela fasse une différence», fait-il valoir.

À Montréal, l’eau du robinet demeure l’une des moins coûteuses à produire au monde: 22 cents le 1000 litres, ce qui représente moins de 6 % du budget annuel de la Ville. «Elle coûterait encore moins cher à produire si l’eau captée dans le fleuve était moins polluée, poursuit Patenaude. Le gouvernement devrait plutôt songer à privatiser la pollution, c’est-à-dire à forcer les industries à assumer les coûts reliés à leur pollution.»

Eaux sales
Or, de ce côté, rien ne va plus. Dès le début de la première phase des travaux du BAPE, la semaine dernière, le ministère de l’Environnement est venu dire aux citoyens que la qualité des eaux québécoises ne s’améliorait guère, voire qu’elle se détériorait en maints endroits _ malgré les milliards de dollars en deniers publics investis dans l’assainissement des eaux usées. C’est qu’au moment même où l’État finançait les nouvelles stations d’épuration, il subventionnait aussi la croissance phénoménale de l’agriculture industrielle, la production porcine en particulier!
Mais pour Patenaude et Eau secours, pas question de blâmer les agriculteurs: «Ils sont victimes d’un système qui les oblige à performer», dit-il. Comme si on cherchait à préserver la sacro-sainte alliance ouvriers/paysans…

Face aux idées reçues du secteur privé sur la consommation domestique de l’eau, les «pro-public» répliquent par des solutions de moindre envergure _ comme des réservoirs de toilette contenant six litres d’eau, plutôt que les vingt litres traditionnels. «Que vous soyez pour ou contre la réduction de la consommation d’eau, argue Patenaude, pas besoin d’un discours marxisant pour vous convaincre: vous n’avez qu’à tirer la chasse!»

À New York, la Ville s’est lancée dans un vaste programme de conversion des bols de toilette. Un million de foyers sont visés.

Cela dit, le concept de nationalisation de l’eau n’est peut-être pas la solution-miracle: il en inquiète plusieurs, tout comme celui de la privatisation à outrance. Jean-François Girard, biologiste et avocat spécialisé en environnement, s’interroge sur la capacité de l’État à gérer nos ressources d’eau. «Quand je vois ce qui est arrivé à la forêt, alors que c’est le gouvernement qui en a la responsabilité ultime, je ne trouve pas rassurant du tout de lui laisser aussi la gestion de l’eau.»

Barrage de principe

Il y a un gros trou dans les audiences du BAPE: le développement hydro-électrique. En effet, le gouvernement du Québec a signifié au BAPE que la gestion hydroélectrique québécoise ne faisait pas partie de son mandat d’étude. «Un barrage, ça n’a rien à voir avec l’eau», a-t-il dit.

En attendant, Hydro-Québec agit avec la plus grande discrétion. Son plan quinquennal a été classé secret d’État. Même la pluie dans le Grand Nord est classée secret d’État, comme en fait foi l’obstination d’Hydro à refuser de révéler l’état de ses réserves d’eau à la Baie James et à la Manic. Mais les images montrées à la télé l’été dernier étaient sans équivoque: il n’y a plus d’eau dans les réservoirs d’Hydro. Certains sont même remplis seulement au quart de leur capacité!

Selon Hydro, la dernière décennie aura été trop sèche dans le Nord. Or, rien de plus faux. Selon des statistiques météorologiques compilées par le Syndicat des professionnels scientifiques de l’IREQ (le Centre de recherche d’Hydro-Québec) en 1997, les pluies, à La Grande, auraient été supérieures de 2,5 % à la normale, de 90 à 96. Dans le secteur de la Manic, il pleuvrait même plus que jamais: 743 mm de pluie en moyenne pour la même période, pour une normale de 653 mm. Pourtant, pendant ce temps, les réservoirs se sont vidés de moitié. Bizarre…

Aussi, des dizaines de projets de petites centrales privées menacent l’équilibre de rivières importantes: Rouge, du Lièvre, Gatineau, Chaudière…

Lors de la journée d’information d’Eau secours, une Innu s’est dite étonnée d’apprendre que le harnachement et le détournement de rivières n’ont rien à voir avec une gestion saine de l’eau. Gabrille Pelletier lui a répondu: «Si le BAPE ne peut discuter d’hydroélectricité pendant ses audiences, il ne peut cependant refuser les mémoires sur la question. Alors, s’il y a quatre cents mémoires qui disent que l’exploitation hydroélectrique fait partie de la gestion de l’eau, le BAPE devra en tenir compte.»

Le BAPE mobile

Afin de doter le Québec d’une première politique québécoise sur la gestion de l’eau, le gouvernement a demandé au BAPE de tenir une consultation publique. Après quoi, le BAPE aura à élaborer des recommandations qui cadrera avec le principe du développement durable.
L’opération est divisée en deux étapes: une première, celle des séances d’information, où les ministères sont invités par le BAPE à répondre aux questions des commissaires et des citoyens dans chacune des régions. Cette étape est déjà entamée, et des rencontres d’information auront lieu à Montréal les 10, 11, 12 et 13 mai prochain.
La seconde étape, celle du dépôt des mémoires, aura lieu l’automne prochain, où tous et chacun seront invités à présenter des idées pour la gestion de l’eau.
Information: http://www.bape.gouv.qc.ca/eau