Revue ArgumentEntrevue avec Daniel Jacques : Idéaux et débats
Société

Revue ArgumentEntrevue avec Daniel Jacques : Idéaux et débats

La revue Argument est le reflet d’une nouvelle génération d’intellectuels, qui abordent de manière moins dogmatique les questions relatives à l’histoire et à l’identité québécoise. Rencontre avec le philosophe DANIEL JACQUES, pilier fondateur de la revue née à Québec.

«Nous ne pouvons plus déduire du passé quelque image de l’avenir, puisque nous avons en quelques années forgé un État dont les traits les plus remarquables sont sans précédent et sans exemple.»
_ Paul Valéry, Politique de l’esprit, cité dans Argument.

Comment est venue l’idée de créer Argument?
«Au printemps dernier, une poignée de jeunes intellectuels de Québec se sont réunis et ont fait le même constat: il n’existe plus de revue qui joue actuellement le rôle de forum commun. Parti pris et d’autres revues radicales ayant disparu depuis des années, il ne restait plus qu’un vide qu’on a décidé de combler. Argument est une revue d’idées et de débats. On ne tient pas à coller à l’actualité, ni à faire savant en utilisant un jargon inaccessible. Non, on tient à parler de phénomènes de notre société, avec distance et clarté, sans être partisans.»

Quels sont les objectifs de la revue?
«Les intellectuels qui ont entre trente et quarante ans aujourd’hui ont un rapport à l’histoire, ou encore à la politique, qui est différent de celui de la génération précédente. Grâce à notre revue, on donne de la place à cette nouvelle sensibilité, à cette nouvelle manière de se positionner par rapport à la modernité, par rapport surtout à ceux qui ont vécu dans l’imaginaire de la Révolution tranquille. Sans être un refus de la modernité, Argument propose de prendre un recul critique vis-à-vis des fruits de la modernité. C’est pourquoi notre objectif principal est de faire parler la nouvelle génération.»

Cela signifie-t-il rupture avec les intellectuels de la Révolution tranquille?
«Nous ne voulons pas tout jeter à terre, non, mais nous voulons revenir sur certains mythes fondateurs de la Révolution tranquille. Par exemple, il existe une image très réductrice du passé du Québec, qui est cristallisée dans l’idée que la Révolution tranquille et la Grande Noirceur sont comme les deux faces d’une même pièce de monnaie. À partir du moment où l’on remet en question l’une ou l’autre, on fait vaciller cet imaginaire qui est essentiellement progressiste, à savoir sans compromis: tout est blanc ou noir, pas d’autre alternative. Voilà pourquoi nous pensons qu’il faut rééquilibrer cette lecture du passé, sans pour autant nous laisser piéger dans le clivage classique entre indépendantistes et fédéralistes. Nous voulons agrandir le paysage intellectuel québécois, c’est-à-dire pallier le manque d’imagination, avec l’espoir d’ouvrir l’avenir.»

Cette démarche vous a-t-elle attiré des ennemis?
«Il est vrai que certains intellectuels qui tiennent actuellement le haut du pavé s’accrochent mordicus à leur interprétation du passé. Ils ne veulent rien savoir, rien écouter. Difficile de remettre en cause le propre fruit de sa vie de travail…

Mais bon, nous, nous jouons le jeu de l’ouverture. D’ailleurs, nous sommes attachés à ce que des intellectuels étrangers participent à la revue en nous donnant leurs réflexions sur le Québec. Par exemple, nous souhaitons creuser le thème de l’américanité. On peut voir l’Amérique comme un prisme qui brille de mille feux et dont les couleurs changent en fonction des situations. Du coup, la couleur du Québec est-elle unique, ou bien plurielle, au sein de cette Amérique?

L’interrogation est lourde de sens. En effet, le projet de l’indépendance politique du Québec a été justifié par la filiation avec la France, notre "mère patrie". Mais, cette filiation est tout sauf limpide, elle est marquée par nombre de malentendus: il faut remonter à la Nouvelle-France pour trouver un "lieu de mémoire" commun, pour reprendre le terme de l’historien Pierre Nora. Il y a là matière à réflexion… D’autant plus que cette filiation s’est faite aux dépens de celle avec l’Amérique. On oublie trop souvent l’influence de la culture populaire _ rock’n’roll, cinéma… _ dans notre société. Pourquoi? Parce qu’une certaine élite intellectuelle s’est tournée vers Paris tandis que le peuple, lui, a adopté une culture mixte fortement influencée par l’Amérique.»

Le Printemps du Québec qui se déroule actuellement en France est-il alors une erreur?
«Il s’agit plus d’une opération commerciale que culturelle. Par ailleurs, on peut déplorer qu’autant d’efforts aient été produits pour ne présenter qu’un Québec moderne _ pays de l’informatique, royaume de l’embauche pour les Français _, à savoir un Québec qui se réduit à Montréal, laquelle n’est pas représentative de la province. Mais bon, c’est peut-être une façon efficace de dire aux Français que nous ne sommes plus vraiment leurs cousins depuis longtemps, mais plutôt des Américains qui s’expriment en français.»

Pour en savoir plus…
Causerie avec le philosophe français Alain Finkielkraut (parrain d’Argument) et Antoine Robitaille, auteur de L’Ingratitude, le mercredi 21 avril, à 14 h, au collège François-Xavier Garneau. Animée par Daniel Jacques, auteur de Nationalité et modernité (1998, Ed. Boréal). Renseignements: [email protected].

Argument

Les Presses de l’Université Laval
Numéro 2, printemps 1999, 146 pages