Société

Droit de cité : Montréal, ville ouverte

Oublions les prétentions de certaines luttes contre certains développements immobiliers. Oublions les chicanes de clôture. Oublions le plan d’urbanisme, les citoyens, les comptes des mille et un permis, laissons de côté aussi la démocratie.

Que reste-t-il?

Il reste qu’actuellement, on se dispute le moindre lopin de terre à Montréal. On fait la queue pour investir dans la Cité.

Il y a peu de temps encore, Montréal était une déchue, une galeuse, l’Albanie dans un pays de glace. À l’occasion, certains journalistes étrangers s’aventuraient même dans la zone interdite, autour du Ritz, le temps d’une petite virée de reconnaissance sur Crescent, pour constater l’ampleur de la désolation, et de l’immuable impossibilité d’y remédier de quelque façon. Du moins, tant et aussi longtemps que…

Que quoi?

Que rien, finalement. Le Parti québécois est toujours au pouvoir, Pierre Bourque itou. Les taxes sont toujours élevées, la loi 101, toujours aussi coercitive. Et pourtant, Montréal connaît un revival.

Tantôt des condos, plus tard des cottages. Ailleurs, des commerces raffinés; plus loin: des hôtels, des cinémas, des industries, des sièges sociaux.

L’Utne Reader consacre le Plateau Mont-Royal le quartier le plus hip en Amérique; Cycling fait de Montréal la Terre promise des cyclistes; Shape la choisit seconde meilleure destination «sports le jour/débauche la nuit», derrière South Beach, Florida.

(Pas de mépris envers South Beach. Cette ville est en passe de devenir un mythe de l’Amérique clintonienne, une incarnation de la volonté par l’action, du «quand tu veux, tu peux», chère au pays du colonel Sanders. Encore récemment, South Beach était une galeuse. Mais, sous les décombres, gisaient la mer, son rivage, et une formidable architecture Art Deco. Un fou y a cru, et, aujourd’hui, South Beach est une revenante de l’enfer.)

Son Altesse vous accueille
Alors, on se presse pour investir. À la queue leu leu. Devant la préposée au comptoir du Service des permis et inspection, si c’est pour un million de dollars et moins; devant le bureau du maire, si c’est pour trente millions et plus…

Je n’insinue rien. C’est Saulie Sajdel, le conseiller municipal de la Ville responsable du développement économique, qui le dit: «Quand c’est pour un petit investissement, il est normal de passer par les étapes habituelles; mais quand un promoteur est prêt à investir trente millions de dollars, il est normal qu’il puisse rencontrer le maire», déclarait-il au sujet du mystérieux promoteur de l’hôtel de vingt-quatre étages, rue Sherbrooke Ouest, qui s’est désisté face à l’opposition des puissants résidants du Golden Square Mile.

Mais rassurons-nous, petites gens, nous aurons toujours notre accès privilégié à la préposée du comptoir Accès Montréal le plus près de chez nous. Les gros, c’est monsieur le maire qui s’en charge.

D’abord triés par le petit vizir de Montréal, sous on ne sait quelle grille d’analyse, ils accèdent à la cour du roi. «Son Altesse, un voyageur venu de loin désire vous faire une proposition, dit le vizir.
– Qu’il propose», répond le roi.

Cela vous étonne? Comment imaginiez-vous qu’un promoteur puisse vendre des unités de condos sans avoir obtenu les permis de construction? C’est bien beau, la confiance en soi, mais on ne contracte jamais la livraison de propriétés sur la confiance _ que sur des certitudes.

Les amis de mes amis
C’est dans la cour à Papineau, côté nord de la sinistre rue Saint-Grégoire, à l’ombre des cheminées du vieil incinérateur. Elle a tellement mauvaise mine, la Saint-Grégoire, que même les vieux triplex du côté sud lui tournent le dos.

Mais le promoteur, une filiale du Groupe Saint-Luc, promet de faire de ce lot de Caïn un royaume du Danemark. Sans autorisation.

Comment fait-il? Oublions la contribution de 750 dollars du fondateur de la compagnie au parti du maire Bourque, en 1994. C’est de la pacotille à potins. Et, après tout, le don politique est une bonne chose, puisque déductible d’impôt.

Non. C’est qu’on ne passe pas vingt-trois ans dans le développement immobilier sans connaître le fonctionnement intime de toutes les poignées de portes de tous les hôtels de ville.

Le promoteur de ce projet est d’ailleurs un intime de l’hôtel de ville de Montréal. En 1995, c’est lui qui a hérité (le mot est presque à prendre au sens propre) des terrains de l’ancien Centre Paul-Sauvé. Sans appel d’offres, et à ses conditions.

C’est-à-dire: garantie bancaire de seulement 50 000 dollars (au lieu de 470 000); achat des terrains à l’unité, au fur et à mesure que le promoteur vendait ses maisons, plutôt qu’en bloc, tout en conservant l’option d’achat sur le reste aussi longtemps qu’il le faudrait, à douze dollars le pied carré plutôt qu’à dix-neuf; et enfouissement du réseau électrique aux frais de la Ville (600 000 dollars). Le conclave du maire a béni l’entente.

Faut vraiment être un spécialiste en poignées de portes pour arriver à un tel résultat!