Société

Violence aux États-Unis : L’épidémie

Entre 1985 et 1995, le nombre de jeunes Américains ayant été tués par des armes à feu a bondi de 153 %. Pour le psychiatre JAMES GILLIGAN, pas de doute: la vague de violence qui frappe les États-Unis est une épidémie, et elle devrait être considérée comme un problème de santé publique _ au même titre que le sida.

«La médecine est une science sociale; et la politique, la médecine pratiquée à une échelle plus large.»
_ Rudolph Virchow, pionnier de la médecine préventive

Le massacre du collège de Littleton n’a pas surpris outre mesure James Gilligan. Ce psychiatre américain, qui a dirigé l’école de médecine de l’Université Harvard (de même que l’hôpital de Bridgewater, spécialisé dans le traitement des criminels psychopathes), estime avoir réussi, au terme de plusieurs décennies de recherche et d’entretiens avec des prisonniers dangereux, à identifier les causes des comportements violents.

Il y a deux ans, Gilligan a exposé ses théories dans un essai intitulé Violence: Reflections on a National Epidemic (Vintage). Selon lui, la violence est provoquée par la honte des Américains, une honte favorisée par la pauvreté rampante et une profonde crise des valeurs. Dénonçant le système punitif mis de l’avant par les Américains, Gilligan affirme qu’il est impératif de considérer la violence comme un problème de santé publique si l’on veut s’en débarrasser. Nous l’avons joint chez lui.

Vous dénoncez la façon dont on aborde généralement la violence…
Nous concevons la violence comme un problème légal et moral. Tout ce qui nous intéresse, c’est d’établir à quel point un acte violent est «mal», afin de définir quel genre de punition il faut infliger à son auteur.

Je pense que cette conception est erronée. Elle n’a pas contribué à prévenir la violence. La preuve, c’est que notre siècle a été le siècle le plus violent de l’histoire. Pourquoi? Parce que les questions que l’on se pose quand on conçoit la violence comme un problème légal et moral n’ont rien à voir avec la prévention.

Ce qu’il faut, c’est concevoir la violence comme un problème de santé publique. Ça nous amène à nous poser une nouvelle série de questions, des questions beaucoup plus pertinentes.

Vous affirmez qu’à la base de tout acte violent, il y a la honte.

Chaque fois que j’ai rencontré des prisonniers, je leur ai demandé pourquoi ils avaient agressé quelqu’un. Ils m’ont toujours répondu: «Parce qu’il m’avait manqué de respect.»

Même chose avec les voleurs. Quand j’ai commencé à discuter avec des personnes ayant commis plusieurs vols à main armée, je me suis rendu compte qu’elles avaient rarement commis ces vols pour de l’argent. Elles me disaient plutôt: «Je n’ai jamais eu autant de respect que lorsque j’ai pointé mon fusil sur la tempe de quelqu’un!» J’ai alors commencé à réaliser que l’estime de soi de certaines personnes est si faible que l’occasion d’obtenir un respect instantané en pointant une arme à feu vaut plus que les risques qu’elles encourent ou qu’elles font encourir.

Bien sûr, il n’y a pas que la honte qui compte. Nous avons tous fait l’expérience de la honte un jour ou l’autre et, pourtant, la plupart d’entre nous ne sont jamais devenus violents. Une personne va répondre par la violence si elle ne dispose pas de moyens non violents pour se faire respecter _ des moyens comme l’éducation, par exemple.

La pauvreté est-elle une des causes majeures de la violence aux États-Unis?

Je pense qu’il s’agit du facteur le plus important. L’indicateur le plus efficace du taux d’homicides dans les sociétés est la mesure de l’écart entre les riches et les pauvres. Des dizaines d’études l’ont démontré. Plus l’écart est grand, plus les actes de violence criminelle sont nombreux.

Aux États-Unis, lorsque Nixon est arrivé au pouvoir en 1968, l’écart entre les riches et les pauvres, qui diminuait depuis l’élection de Franklin Roosevelt en 1932, s’est mis à augmenter. Même chose avec le nombre de meurtres et de crimes violents. Il y a une corrélation statistique significative entre la pauvreté et la violence _ et, selon moi, c’est à cause de cette variable que j’appelle la honte.

Dans une société où la valeur d’une personne dépend de la valeur de son compte en banque, les pauvres ont une mauvaise estime d’eux-mêmes. Ils ont l’impression d’être des ratés. D’ailleurs, maintenant, on leur reproche leur pauvreté, on les rend responsables de leur misère…

Pourtant, la pauvreté ne semble pas à l’origine de la fusillade de Littleton…

Ce cas est effectivement un peu plus complexe et paradoxal puisque Littleton est une banlieue aisée. En Amérique, jusqu’à tout récemment, l’esprit de Franklin Roosevelt a été remplacé par celui de Ronald Reagan et de Newt Gingrich. Roosevelt a déjà déclaré que le niveau moral d’une société se juge par la façon dont elle traite ses citoyens les plus démunis. Reagan a pour sa part affirmé le contraire: «Nous voulons un pays où l’on peut être certain de pouvoir devenir riche.» Ces valeurs égoïstes ont poussé les Américains à abandonner les pauvres et à ne plus s’en soucier.

C’est ce qui est arrivé aux habitants de Littleton: ils ont quitté les zones urbaines, et ils se sont installés dans une banlieue aisée afin d’échapper au crime et à la pauvreté. Ils pensaient qu’ils vivraient dans une bulle et qu’ils seraient à l’abri de la violence. Or, ce qu’ils n’ont pas réalisé, c’est qu’en prônant ces valeurs, ils recréaient les mêmes relations sociales qu’ils tentaient de fuir! Le collège, par exemple, était très hiérarchisé: il y avait des groupes in et des groupes out. Un véritable microcosme de la société.

Et qu’est-ce qui arrive quand on vit au bas d’une hiérarchie, quelle qu’elle soit? On se sent inférieur, honteux et rejeté.

Selon une étude récente, 5280 jeunes de moins de dix-neuf ans ont été victimes d’une arme à feu, en 1995, aux États-Unis. Pourquoi la violence frappe-t-elle à ce point les jeunes Américains?

Au cours des quinze dernières années, la seule augmentation du nombre d’actes violents au pays a été constatée chez les jeunes. Le taux d’homicides chez les jeunes de quatorze à dix-sept ans a triplé, alors qu’il a bondi de près de 80 % chez les jeunes de dix-huit à vingt-quatre ans! Les États-Unis prétendent qu’ils se préoccupent beaucoup du sort de leurs jeunes. Pourtant, ceux-ci sont moins bien traités qu’au sein des autres nations industrialisées.

En Amérique, l’écart entre les riches et les pauvres s’est également creusé chez les jeunes. Nos enfants pauvres sont au bas de l’échelle, alors que nos enfants riches (ils comptent pour 10 %) sont bien plus riches que les enfants riches des autres pays. Je pense que nos jeunes font face à un niveau de pauvreté inégalé chez les enfants des autres pays industrialisés. La plupart de ces pays ont des systèmes d’allocations familiales. Ici, le taux de pauvreté au sein des familles monoparentales est astronomique, il oscille entre 30 et 40 %, et il est parfois plus élevé dans le cas des minorités ethniques.

La peine de mort serait également l’une des causes de l’épidémie d’actes violents…

Absolument. Il y a une relation de cause à effet. La peine de mort est la cause d’homicides. Les États qui ont réintroduit la peine capitale au cours des années 70 sont ceux qui ont connu la plus importante augmentation de meurtres, alors que ceux qui ne l’ont pas réintroduite ont vu leur taux d’homicides chuter.

Le juge Brandies, anciennement de la Cour suprême des États-Unis, a déjà affirmé que l’État est l’enseignant du citoyen et que, lorsque l’État effectue un acte quelconque, il envoie le message aux citoyens qu’il s’agit d’un comportement acceptable. Le juge ne parlait pas spécifiquement de la peine de mort, mais je pense qu’effectivement, lorsqu’un État exécute des gens, il envoie le message qu’il est moralement et juridiquement acceptable de tuer une personne si vous la désapprouvez. Je pense que les gens en tirent une leçon.

Si les juges et le système judiciaire affirment qu’il est correct de tuer une personne lorsque vous la désapprouvez, les citoyens sentiront que si quelqu’un les a offensés, ils auront le droit de le tuer.

43 % des foyers américains avec un enfant possèdent une arme à feu. Une législation plus stricte représente-t-elle une solution?

L’énorme explosion de violence chez les adolescents américains depuis le milieu des années 80 est uniquement due aux armes à feu. Une législation plus stricte est une solution, c’est certain. Mais je suis d’accord avec ceux qui affirment que cela ne réglera pas le problème.

Les États-Unis sont tellement plus violents que les autres nations industrialisées que le taux d’homicides, même en ce qui concerne les armes autres que les armes à feu, est plusieurs fois plus élevé que le taux global de ces autres nations. Même sans armes à feu, donc, nous continuerions à nous poignarder et à nous étrangler plus que les autres nations industrialisées. Une législation plus stricte ne résoudra donc pas tous les problèmes; mais c’est important, et il s’agira d’un pas dans la bonne direction.

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