Manifestation contre l'avortement : Repentez-vous!
Société

Manifestation contre l’avortement : Repentez-vous!

Le vendredi 14 mai, des militants anti-avortement provenant des quatre coins du pays se sont donné rendez-vous sur la colline parlementaire, à Ottawa, pour prier, entonner l’hymne national et pester contre le trentième anniversaire de la loi Omnibus. La vieille garde agonise mais ne se rend pas.

«Cette attaque brutale contre des êtres humains innocents de tout crime fut lancée dans les années soixante par une coalition de gens avides de justifier leur propre style de vie hédoniste.»
– Extrait du dépliant du Mouvement en faveur de la vie

C’était jour de manif à Ottawa, le 14 mai. Des têtes grises, surtout des têtes grises, mais aussi des jeunes, des enfants, des prêtres. Nous nous attendions donc au pire.

C’est que chez nos cousins amerloques, les manifestants contre l’avortement sont toujours accueillis par une contre-manif de militants pro-choix. Puis c’est le ramdam. De plus, les récents attentats contre des médecins pratiquant l’avortement laissaient supposer que, de part et d’autre, un fou pouvait toujours surgir, du moins selon la théorie élaborée depuis la tuerie de Littleton, qui veut qu’un événement violent largement couvert par les nouvelles de dix-huit heures en inspire un autre.

Il n’en fut rien. En fait, les manifestants n’ont eu à se frotter qu’à une bande de gamins du primaire qui s’apprêtaient à prendre un déjeuner sur l’herbe verte du parlement canadien lors d’une activité parascolaire. Mais face à la marée humaine qui s’avançait inexorablement sur eux, à la manière d’une procession de la Fête-Dieu, les enfants ont dû se tasser sur la marge de la pelouse parlementaire, au son de cantiques religieux et de prières.

La place maintenant libre, c’est dans une certaine indifférence, pour un événement qui se prétendait national (seuls quelques médias locaux s’étaient rendus pour couvrir la manifestation), que quinze cents militants anti-avortement ont peuplé un parterre barricadé par un gigantesque rideau de courtepointes. Chaque carreau des courtepointes symbolisait les deux millions d’avortements qui auraient eu lieu au Canada depuis 1969, selon le Mouvement pour la vie.

Les manifestants ont récité une prière, puis entonné le Ô Canada, ce qui a obligé les policiers de la GRC chargés de faire respecter le bon ordre à se mettre au garde-à-vous.

Le père Bohdan Choly, prêtre d’une paroisse ukrainienne catholique, et un de ses paroissiens, Paul Skoczylas, s’étaient déplacé depuis Brantford, dans le Sud-Ouest de l’Ontario, afin de commémorer le 14 mai à Ottawa. Tous deux ne se formalisaient pas trop du peu de regards qu’ils avaient attirés. «Il faut reconnaître que nous sommes une minorité à nous inquiéter au Canada de la vie du fotus», se plaint Paul.

«Il est vrai que nous ne soulevons pas les passions comme aux États-Unis», poursuit le père Choly. Serait-il jaloux des mouvements américains hardcore, dont certains ont pour credo «une vie contre une vie»? «Chez nos voisins du sud, les gens sont plus militants. Malheureusement, les médias ne s’intéressent qu’aux extrémistes qui tuent des médecins. Cela nous fait du tort, parce que les Canadiens croient que nous cautionnons de tels gestes, alors que c’est l’inverse.»

La faute à Trudeau
Pourquoi le 14 mai? Tout simplement parce qu’aux yeux des manifestants, c’est en ce jour funèbre qu’on a assassiné la chrétienté et la bonté divine. «Il y a trente ans, on a inauguré la culture de la mort au Canada», dit le député réformiste Tom Whappel.

C’est que, contrairement aux États-Unis, où la lutte à l’avortement est symbolisée dans l’espace-temps par la Toussaint; au Canada, elle est fixée le 14 mai: c’est le 14 mai 1969 que le gouvernement Trudeau décriminalisa l’avortement.

Et ici, cette culture de la mort prend le visage de l’avortement, mais aussi celui de la contraception, du suicide, de l’euthanasie et du féminisme. «C’est aujourd’hui le trentième anniversaire du jour tragique de l’infâme loi Omnibus qui a légalisé l’avortement, l’homosexualité et le divorce», se désole Gilles Grondin, président de la Campagne Québec-Vie, invité à prendre le micro.

Le père Choly s’est permis de nuancer: «Il ne faut pas condamner les homosexuels, dit le ministre, marié et père de deux enfants. Ce qui est condamnable, c’est l’acte homosexuel.» Ah bon.

Le Québec distinct
La présence du Québec à cette manifestation se résumait à quelques voix éparses. En fait, seules les pancartes parlaient français.

Bill Whatcott, un infirmier en soins psychiatriques de Toronto, avait son explication du phénomène: «Le Québec est une société séculaire. Chez vous, l’avortement est plus largement accepté. Mais il n’y a rien de perdu, il sera toujours temps pour les Québécois de se repentir. Vous savez, j’étais en accord avec Lucien Bouchard lorsqu’il a reproché aux femmes québécoises pendant la campagne référendaire de 1995 de ne pas faire assez d’enfants.» [NDLR: Lucien Bouchard ne s’était qu’interrogé publiquement sur le taux de natalité du Québec, le plus faible en Occident.]
Puis, un homme plus âgé est venu l’appuyer. «C’est par des manifestations comme celles-ci que nous allons peut-être sauver les Québécois de l’extinction!»

D’un holocauste à un autre
Bill Whatcott arborait fièrement une affiche grande comme un abribus, qui aurait fait rougir d’envie Toscani, le concepteur des pubs-chocs de Benetton: on voyait la photo d’un charnier nazi avec, au-dessus, la légende «Hitler’s Holocaust»; puis la photo d’un fotus d’au moins seize semaines, découpé en petits morceaux, avec la légende: «Canada’s Holocaust».

Whatcott se défend bien de faire des comparaisons boiteuses avec le drame qui a coûté la vie à des millions de juifs. «La photo parle d’elle-même, dit-il. Les deux millions de foetus assassinés par avortement ont subi, et subissent toujours, la même torture, la même fin atroce que les victimes de l’Holocauste.»

Il n’y a pas que l’avortement qui soit dans la mire des groupes anti-avortement, mais aussi tout ce qui empêche la procréation, jusqu’à plus soif. Pour eux, même les victimes de viol ou les adolescentes devraient porter leur fotus à terme.

Justement, quelques jours avant cette manifestation, l’Église romaine s’est attiré les foudres du public pour avoir dénoncé la distribution de «pilules du lendemain» aux Kosovares ayant été violées par des soldats serbes. Bill Whatcott s’est porté à la défense de l’appel du pape. «Doit-on combattre le feu par le feu, tuer un bébé pour cette raison?»

«Si ces femmes souffrent à cause de ce qu’elles ont vécu, ce n’est pas une raison de donner la mort à l’enfant à naître, même s’il est le fils de leur agresseur, ajoute son voisin de droite. Le commandement "Tu ne tueras pas" s’applique en toutes circonstances. Mais cela dit, je tiens à dire à ces femmes que je comprends leur détresse.»
Bohdan Choly, lui, se fait plus réservé. «Jésus ne s’est pas approprié les courants de pensée populaires du moment, répond-il. Il a seulement dit la Vérité, même si ça choquait les bien-pensants de l’époque.»

Et que penser de la souffrance qu’auraient à porter toute leur vie ces femmes violées, en voyant chaque matin l’enfant de leur viol? Le père Choly a soudain eu un regard fuyant et, les yeux rivés sur ses souliers, a répondu: «It’s sad, it’s a dramatic situation.»