Société

Techniciens de cinéma : Et ça tourne!

Semaines de quatre-vingt-dix heures, contrats qui s’enchaînent l’un après l’autre: nos techniciens de cinéma ne manquent pas de boulot. C’est même le contraire: ils ne savent plus où donner de la tête. Manque-t-on de techniciens dans le Hollywood du Nord?

Ils sont près de deux mille à s’activer derrière les caméras, à courir à droite et à gauche sur les plateaux de tournage de la province. Pourtant, lorsque les beaux jours arrivent, plusieurs producteurs ont peine à compléter leurs équipes de techniciens. «Il y a trop de demande et pas assez de professionnels», s’insurge le vice-président exécutif des Productions Allegro, Stéphane Reichel, qui s’est vu obligé de retarder le tournage d’un film sur Lucille Teasdale, faute de personnel technique.

En effet, l’industrie devenant de plus en plus pansue, la demande s’accentue. Au cours des cinq dernières années, les sommes annuelles dépensées à Montréal en tournages ont plus que doublés. Néanmoins, le nombre de techniciens disponibles pour faire rouler la machine a suivi la cadence. De 800 membres en 1992, le Syndicat des techniciennes et techniciens du cinéma et de la vidéo du Québec (STCVQ) est passé à 1825 aujourd’hui.

«Je ne pense pas qu’il manque de techniciens», proteste la directrice du STCVQ, Catherine Loumède. Selon elle, le problème tient davantage au fait que tous les producteurs tournent en même temps. Lorsque Téléfilm Canada et la SODEC envoient leurs réponses à tous les projets de production au même moment, les heureux élus se précipitent. «Évidemment, les producteurs diront qu’il y a une pénurie, car ils ne peuvent avoir les techniciens qu’ils veulent, explique la directrice. Mais s’ils tournaient à une autre période, la plupart seraient disponibles.»

Quant aux techniciens eux-mêmes, l’idée de pénurie les fait sourire. «Cet hiver, plusieurs ne travaillaient pas parce qu’il n’y avait pas assez de tournages. Nous étions loin de la pénurie», fait remarquer un assistant-accessoiriste. D’ailleurs, même les producteurs n’en font pas tout un plat. «Durant la grosse saison, de mai à septembre, nous avons de la difficulté à retrouver nos préférés, admet Lorraine Du Hamel, productrice déléguée aux Productions La Fête. Mais les projets ont toujours réussi à se réaliser.» Il faut dire qu’en période de pointe, environ 800 permissionnaires – des techniciens non syndiqués qui accumulent de l’expérience afin d’accéder à l’association – viennent prêter main-forte aux membres.

De plus, plusieurs producteurs comptent sur la fidélité des techniciens pour constituer leurs équipes. «Ils préféreront souvent venir travailler sur un petit film d’auteur qui les intéresse, dans une boîte qui a bonne réputation et pour un producteur qui est fidèle à ses techniciens, même s’ils risquent de faire moins d’argent, que sur un gros film américain», soutient Louis-Philippe Rochon, producteur chez Cité-Amérique, qui vient de tourner La Beauté de Pandore, le dernier long métrage de Charles Binamé (Eldorado).

Même la construction de gros studios, comme Ciné Cité Montréal, sur l’ancienne base militaire à Saint-Hubert, n’inquiète pas le milieu outre mesure. «Y aura-t-il une augmentation phénoménale des productions parce qu’il y a deux ou trois studios de plus?» doute Catherine Loumède. Et si quelques producteurs estiment que le problème de main-d’ouvre pourrait s’accentuer, Lorraine Du Hamel laisse entendre, au contraire, que les studios, qui facilitent les tournages en hiver, aideront peut-être à étaler les productions sur l’année.

Oncle Sam rafle tout
N’empêche que, pour l’instant, lorsque vient le temps de monter une équipe durant les mois chauds, les producteurs ne nagent pas dans l’abondance. «Comme il y a beaucoup plus de postes offerts que de techniciens disponibles, la marge de négociation est mince et les salaires grimpent», souligne Sylvie Roy, productrice déléguée chez Films Vision 4, qui travaille sur Pin-Pon en camping. Ainsi, peu avant le début du tournage de La Vie après l’amour, Martin Dubé, administrateur chez Max Films, en était presque à gruger la part du budget réservée aux imprévus, alors qu’il n’avait engagé que 70 % de son équipe.

Sur ce plan, les productions américaines et leurs millions sont souvent pointées du doigt. «Ils ont un peu gâté nos techniciens, affirme Lorraine Du Hamel. Quand nous arrivons avec nos petits films, nous avons de la difficulté, car nous ne pouvons absolument pas égaler leurs offres.» Plusieurs producteurs misent encore une fois sur le discernement des techniciens, qui tiennent compte du budget du film dans leurs exigences salariales. «Je ne pousserai pas ma limite de tarif pour une production québécoise, sachant qu’elle n’a pas de budget», assure Sylvain Vary, perchiste.

Fast Forward
Toutefois, ce qui préoccupe surtout les techniciens et leur syndicat, ce n’est pas le gonflement des salaires, mais la rapidité avec laquelle les débutants accèdent à des postes supérieurs.

Il y a plusieurs années, les techniciens travaillaient sur plusieurs productions avant de pouvoir grimper à un échelon supérieur, ce qui leur permettait d’acquérir le savoir-faire propre à ces métiers qui s’apprennent par la pratique. «Maintenant, certains se hissent carrément du bas de l’échelle au plus haut poste, parce que la demande est forte. Mais ils n’ont pas eu suffisamment de temps pour bien maîtriser le métier», déplore Catherine Loumède. Les producteurs, eux, estiment qu’ils ne peuvent faire autrement. «Quand il n’y a pas un vrai chef disponible pour un département, nous prenons un technicien qui était deuxième, et nous le classons premier, en sachant qu’il n’a pas l’expérience d’un premier», reconnaît Sylvie Roy.

Cette ascension en quatrième vitesse comporte des risques. «Les erreurs pardonnent mal dans ce milieu, prévient Sylvain Vary. Si un technicien profite de cette formation accélérée et commet des erreurs, il ne sera jamais référé par l’équipe au sein de laquelle il travaillait alors.» Les producteurs aussi pâtissent parfois de l’inexpérience de ceux qu’ils embauchent. «Sur cent techniciens que j’engage, vingt ne sont pas à la hauteur, se plaint Stéphane Reichel. Celui qui ne connaît pas sa job commet plus d’erreurs. C’est une perte de temps, ça coûte plus cher, et ça se reflète à l’écran.»

À la demande de ses membres, le STCVQ a donc mis sur pied un programme de perfectionnement offrant des ateliers dans plusieurs métiers. L’initiative a connu un grand succès auprès des membres, mais certains la jugent insuffisante. «Il faudrait une plus grande implication de la part des producteurs», réclame Maurice Roy, directeur photo et vice-président du STCVQ.

Mais les producteurs ne sont pas d’accord. Martin Dubé, par exemple, a tenté de consacrer le montant correspondant à 1 % de la masse salariale, que le gouvernement oblige à dépenser en formation, aux techniciens. Son ardeur a été refroidie par les contraintes administratives: il fallait monter un plan de cours, trouver un superviseur, rédiger un rapport d’évaluation. De plus, la personne à former ne peut l’être que si une autre personne occupe le même poste. «Je dois donc engager deux personnes, même si je n’en ai besoin que d’une. Ça finit par coûter cher», dénonce-t-il.

De son côté, Productions Allegro engage beaucoup de débutants, permettant ainsi à ces derniers de se faire la main. «Mais je trouve aberrant que nous devions rémunérer ces permissionnaires, alors qu’habituellement les gens paient pour apprendre», laisse tomber Stéphane Reichel.

Et l’école?
La mise sur pied d’une école ou d’un programme spécifique aux techniques du cinéma réglerait-elle le problème de la relève? «Le meilleur lieu de formation, ce sont les plateaux», répond Maurice Roy, reflétant ainsi l’opinion générale. Et si les techniciens reconnaissent qu’une base acquise à l’école peut être profitable, les programmes de cinéma déjà en place dans les universités semblent suffire. «À Concordia, par exemple, les étudiants font des films pendant trois ans et touchent à tout: la réalisation, le son, l’éclairage», observe Louis-Philippe Rochon. C’est d’ailleurs en s’occupant du son pour tous les films de son année que Sylvain Vary est devenu perchiste.

De plus, l’idée d’une telle école ne semble pas réaliste aux yeux des gens du milieu. «Ces métiers doivent être enseignés par des professionnels du domaine. Mais ils n’ont pas le temps de donner des cours. Ils sont trop occupés à faire des films», réplique Lorraine Du Hamel. Et, à l’Institut national de l’image et du son (INIS), si l’intérêt pour la formation des techniciens existe, selon Catherine Loumède, le mandat a dû être limité à la formation des scénaristes, réalisateurs et producteurs, faute de moyens.

Par ailleurs, y a-t-il un besoin réel pour une institution qui, bon an, mal an, formerait davantage de techniciens, alors qu’environ 40 % de leur masse salariale dépend de la venue de productions étrangères? «Une école, c’est bon dans la mesure où il y a de l’ouvrage pour longtemps, fait valoir l’accessoiriste de plateau. Présentement, au Québec, ça tourne à fond. Mais si un jour les Mexicains deviennent bons et ne demandent pas cher, les productions étrangères vont y aller. Et nous nous retrouverons avec un paquet de techniciens au chômage»