Société

Journée de libération du cannabis : Chanvre en ville

Le pot est sur la sellette: le ministre Allan Rock en cherche, les policiers en trouvent en quantité industrielle et des milliers de Québécois revendiquent le droit d’en fumer. Prenant le système à bras le corps, une bande d’amateurs d’herbe allumés ont même fondé un parti politique qui promeut la décriminalisation du cannabis. Conversation entre deux joints avec des militants d’hier et d’aujourd’hui.

Dans un autobus de la Communauté urbaine de Québec, cinq adolescents égrènent consciencieusement quelques grammes de pot. Nullement intimidés par la proximité de passagers de tous âges, ils mesurent la contribution de chacun au pactole commun et s’interpellent bruyamment: «Envoye, man, cut pour de vrai!» _ «Come on, il m’en reste presque plus…» Agrippés à un poteau ou calés dans leur siège en résine de synthèse, les gens observent la scène d’un oil amusé ou se murent dans un silence indifférent. Personne ne manifeste le moindre signe de désapprobation; pas même lorsque l’un des jeunes entreprend de rouler sur place un joint d’au moins vingt centimètres de long…

Serait-ce un signe? Faudrait-il voir en ces jeunes amateurs d’herbe qui s’exposent publiquement, sans crainte, sans gêne _ et sans se faire embêter _, le symbole d’une tolérance nouvelle envers les drogues douces? Rien n’est moins sûr. À l’heure où le gouvernement canadien s’apprête à lancer de vastes études qui pourraient mener à la légalisation de l’usage du cannabis à des fins thérapeutiques, les forces policières demeurent intraitables. Au Québec, on peut encore se faire traîner devant les tribunaux et risquer un casier judiciaire pour avoir été pris avec moins d’un demi-gramme de pot au fond de sa poche.

Marc Saint-Maurice, bassiste du groupe hardcore-métissé GrimSkunk, a déjà fait face à la justice pour possession simple de cannabis. Il raconte qu’il était tellement en colère qu’il n’arrêtait pas de casser les oreilles de son avocat en lui disant qu’il allait faire changer la loi. «Tu veux changer la loi? Fais-toi élire et change-la!», lui aurait répondu le magistrat, excédé.

«Il voulait peut-être juste se débarrasser de moi, pense aujourd’hui Saint-Maurice, mais j’espère qu’il lit les journaux parce qu’il va voir que ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.» Depuis mars 1998, Marc Saint-Maurice est en effet le tout premier chef du Bloc Pot, un parti provincial reconnu officiellement dont le programme s’articule autour d’une seule et unique idée: obtenir le droit de posséder et de cultiver du cannabis pour son usage personnel.

Cannabis libre!
Un parti politique qui réclame le droit de se «geler» en paix? À première vue, la chose paraît pour le moins farfelue. Il ne s’agit pourtant pas d’une première puisque, en Nouvelle-Zélande, les fumeurs de pot ont eux aussi leur défenseur: l’Aotearoa Legalize Cannabis Party. Aux dernières élections néo-zélandaises, l’ALCP a obtenu environ 1,7 % des voix.

Tout comme leurs homologues d’Océanie, Saint-Maurice et ses collaborateurs sont très sérieux lorsqu’ils parlent de promouvoir «la décriminalisation de la possession et de la culture du cannabis» sur l’échiquier politique québécois. Ils entendent le prouver le 19 juin, alors que le Bloc Pot mènera sa toute première action dans la ville de Québec: une manifestation devant l’édifice de l’Assemblée nationale qui prendra sans doute des allures de smoke-in.

Le rassemblement, appelé Journée de libération du cannabis au Québec, veut combler plusieurs vides, indiquent les organisateurs. D’abord, il remplace la vigile pour la légalisation du cannabis qui se tenait chaque année depuis environ cinq ans sur la colline parlementaire. Puis, il constitue la première étape d’une «invasion de la ville de Québec». Le chef du Bloc Pot et son attaché politique, Hugô Saint-Onge, ne s’en cachent pas: la démonstration vise à recruter des partisans qui contribueront à la mise sur pied d’une cellule locale du parti. Le Bloc Pot a bien quelques membres dans la capitale, mais aucun des vingt-quatre candidats présentés par le parti aux dernières élections provinciales ne tentait sa chance dans un comté de la région.

Le Bloc Pot désire également corriger une certaine «déviation» du discours anti-prohibitionniste. Des milliers de Québécois ont réclamé des autorités qu’elles légalisent la possession de plants de cannabis au cours des trente dernières années, mais, trop souvent, on a défendu le plant de pot «par la bande», déplore le Bloc Pot.

On a vanté la qualité de sa fibre, dont on peut tirer du papier et des textiles résistants, la valeur nutritive de ses graines, les propriétés thérapeutiques du THC (l’ingrédient actif du cannabis), en omettant fréquemment de parler de son usage récréatif… C’est pourtant à cause des effets euphorisants que procure un joint de pot que la plupart des gens s’intéressent à cette plante indigène… et se font parfois pincer par les flics. «On est les seuls à le dire en pleine face», soutient Marc Saint-Maurice.

«On ne veut pas convaincre les gens de fumer un joint, précise le chef du Bloc Pot, ce n’est pas de nos affaires, mais on veut les convaincre que le traitement actuel du cannabis n’est pas le bon.» Combattant le feu par le feu, comme ses membres le disent eux-mêmes, le parti s’attarde surtout aux aspects juridique, économique et scientifique de la décriminalisation du pot: la répression est un échec et elle coûte trop cher, un réseau légal de distribution de cannabis permettrait à l’État de récupérer des taxes et provoquerait une augmentation du tourisme, le pot n’induit aucun état de dépendance physique, etc.

Même s’ils s’appuient sur des études sérieuses publiées au Canada ou ailleurs dans le monde, on pourrait aussi réduire la liste argumentaire du Bloc Pot à une proposition faite dans le fameux «Spécial Pot» de la revue contre-culturelle Mainmise: «a) on ne légalise pas le pot et tout le monde fume du pot, b) on légalise le pot et tout le monde fume du pot».

Flower Power
Comme le suggérait Mainmise en 1971, les adeptes du pétard étaient nombreux dans le Québec des années 70. N, ancienne cadre du gouvernement aujourd’hui à la retraite, se souvient de l’apparition du pot à Québec. «En 1967, on ne fumait pas son joint publiquement, raconte-t-elle, mais dès les années 70, les choses ont changé. C’était devenu une sorte de carte de visite entre les jeunes, une façon de dire: "Je pense comme toi."» Le pot avait une saveur résolument politique, assure N.

Les universitaires et fonctionnaires amateurs d’herbe qui se réunissaient à L’Aquarium, Chez Georges ou au Chantauteuil militaient-ils pour la légalisation du cannabis, à l’époque? «Cela nous paraissait bénin», laisse tomber N, qui croit plutôt que la lutte pour la décriminalisation du pot était une sorte de symbole de tous les autres combats menés par les hippies. «Une lutte pour la liberté en général», disait encore Mainmise.
Il faut dire que les partisans de la légalisation du pot avaient un allié important au début des années 70: le célèbre rapport «Le Dain» sur l’usage non médicinal des drogues, qu’on a envie de qualifier de bible des anti-prohibitionnistes d’hier et d’aujourd’hui. Rédigé par des universitaires – scientifiques et professionnels des sciences sociales – payés par le gouvernement, ce document officiel recommandait que la possession et la culture du cannabis à des fins personnelles ne soient pas considérées comme des infractions criminelles. Mais au lieu d’aller de l’avant, le Canada a mis le rapport «Le Dain» sur les tablettes et calqué la politique de répression en vigueur aux États-Unis.

L’espoir suscité par le rapport «Le Dain» s’est-il transformé en amertume? «Cela ne change pas grand-chose», affirme N, même si elle souhaite que les autorités montrent une plus grande ouverture. «Je connais beaucoup de gens haut placés qui fument leur joint, le soir, en revenant de travailler. Et je parle de gens de plus de cinquante ans. On a toujours été convaincus que c’était correct», poursuit la dame, qui se rappelle avoir reçu un joli cadeau de Noël de la part d’un sous-ministre: une petite pince bien pratique pour fumer son pétard jusqu’à la dernière puff, sans se brûler les doigts…

Pot problème
Membre du Bloc Pot et propriétaire de la boutique L’Échologik, sur la côte d’Abraham, Jean-Philippe ne partage pas l’opinion de N. Même s’il convient que la situation n’est pas catastrophique pour le simple consommateur, il rappelle que, de nos jours, «si tu te fais pogner [avec du pot], tu risques un dossier, peu importe la quantité».

Il sait de quoi il parle: des consommateurs, il en voit tous les jours à sa boutique. Car en plus des vêtements faits en fibre de chanvre, des pipes à hasch et autres produits dérivés du cannabis, Jean-Philippe offre un service apparemment unique à Québec: il vend des semences. Il se fait d’ailleurs un plaisir de conseiller ses clients afin de leur vendre les graines qui leur conviennent le mieux. Inutile d’alerter la police, c’est parfaitement légal. Puisque la semence de cannabis ne contient pas de THC, on peut en faire le commerce. Le hic, c’est que les acheteurs n’ont pas le droit de les faire germer… Ce détail n’empêche cependant pas Jean-Philippe de faire de bonnes affaires. Il dit même en vendre pour plusieurs milliers de dollars par année.

F vient d’acheter 35 $ de graines pour sa consommation personnelle et celle de ses chums. Il sait qu’il est illégal de faire pousser les semences qu’il vient de se procurer, mais cela ne l’inquiète pas outre mesure. En fait, il semble avoir bien plus peur de ses parents que des policiers, puisqu’il avoue qu’il fera pousser ses plants de pot chez un ami plutôt que dans la maison familiale…

Cannabis Inc.
On est encore loin d’une Société québécoise du cannabis calquée sur le modèle de la S.A.Q. ou celui de l’ouverture des premiers coffee shops à la hollandaise sur la rue Saint-Jean. Mais, selon le Bloc Pot, environ 30 % de la population québécoise aurait avoué avoir déjà fumé du pot et 55 % des Québécois seraient actuellement en faveur de la légalisation du cannabis et de ses dérivés.

«Les gens sont tolérants parce qu’ils savent que les voisins fument déjà», croit T, qui a fumé son premier pétard il y a vingt-cinq ans. «Le peuple est convaincu», affirme pour sa part Guillaume Blouin-Beaudoin, candidat du Bloc Pot dans Viau. «Il ne reste que les autorités à convaincre», annonce le jeune politicien aux longs dreads, en mesurant tout à fait l’ampleur du combat à venir…