Société

Pollock, Sirois et l’écurie BAR : Marchands d’images

Un sport, la formule un? Oui, mais plus ça va, plus les pilotes ressemblent à des hommes-sandwichs. Les commanditaires, qui se contentaient autrefois d’investir de l’argent dans une écurie, prennent de plus en plus de place. Chez BAR, l’écurie de Jacques Villeneuve, le sponsor détient la moitié de l’équipe! Qu’est-ce qui est le plus important: le pilote ou le produit?

«Notre équipe est jeune, anticonformiste, honnête et intègre.» Voilà comment Craig Pollock, quarante-trois ans, définit British American Racing, l’écurie de course qu’il a fondée en 1997, avant d’y intégrer son protégé Jacques Villeneuve deux ans plus tard.

Cette description succincte, Pollock l’a gracieusement offerte dans le cadre d’une rencontre informelle avec les journalistes québécois la semaine dernière, quelques jours avant que Jacques Villeneuve ne fonce – une autre fois – dans le drapeau du Québec. Une opération-charme dont le but évident était de convaincre les médias que BAR, détenue à 50 % par le géant mondial du tabac British American Tobacco (BAT), est en réalité une écurie dont le cour est canadien. Si l’on en juge par l’étonnante déclaration qu’a émise ce soir-là un éminent journaliste sportif montréalais («Craig, je peux t’assurer que l’angle que les médias québécois vont privilégier sera toujours BAR»), on peut déclarer que la mission est accomplie… du moins pour ce journaliste!

«Le port d’attache de l’équipe est au Canada», disait au cours de la même rencontre Tom Moser, un financier spécialement dépêché par BAT pour aider l’écurie à trouver les trente millions de dollars nécessaires à boucler son budget d’opérations pour la saison 1999. La stratégie de cette campagne de financement est simple: attirer les investisseurs canadiens en leur donnant une image qui saura les séduire. Ce qui prouve bien qu’avant d’être une affaire de vitesse, de moteur et de puissance, la course automobile, à l’instar de toute entreprise commerciale moderne, est devenue une affaire d’image que l’on vend et que l’on achète.

Une notion qu’a très bien comprise Charles Sirois, le président de Téléglobe, une entreprise québécoise de télécommunications dont les ambitions sont internationales. Pour pousser ses affaires en Europe, en Asie et en Amérique du Sud, Sirois s’est offert la meilleure vitrine de marketing du moment: une équipe de formule 1. Ainsi, pour une somme qu’on évalue à environ cent millions de dollars pour cinq ans, Téléglobe a son logo bien en vue sur les deux monoplaces de l’écurie de Craig Pollock. «Comme BAR, Téléglobe est un nouveau venu qui se bat contre l’establishment», disait Charles Sirois la semaine dernière, lors de l’unique conférence de presse qu’a accordée Jacques Villeneuve en dehors du circuit qui porte le nom de son père. Une rencontre commandée et payée par Téléglobe, où Sirois s’est offert le privilège d’être assis aux côtés de l’ex-champion du monde pendant toute la durée de l’événement, transmettant du coup à la centaine de journalistes présents l’image d’un chef d’entreprise jeune et novateur. Une définition qui colle parfaitement à l’image publique du véritable héros qu’est devenu le pilote québécois.

«La formule 1 est le fer de lance du marketing mondial», avance Martin F. Tiernay, directeur de la commandite pour Téléglobe. Quand on sait que les courses de F1 sont retransmises dans 193 pays, que le total des spectateurs d’un championnat frôle le quarante milliards, et que plus de six mille médias couvrent le sport à travers la planète, on ne peut qu’en convenir: il n’y pas de meilleur véhicule pour transmettre une image. C’est ce que Charles Sirois appelle de la «visibilité corporative».

Pas de fumée sans feu
Longtemps fief des entreprises reliées aux activités automobiles, la formule 1, dont les besoins financiers ne cessent d’augmenter, est devenue une large vitrine pour de nombreuses compagnies désireuses d’associer leur image à l’un des derniers bastions de la témérité, du courage et de la précision.

Ainsi, la virilité et la fougue de la jeunesse siéent bien à Tommy Hilfiger, dont le logo maquille les rétroviseurs des deux Ferrari. La classe et la distinction servent adéquatement les vêtements Newman, qui commanditent l’écurie Prost. Deux entreprises mondiales qui ouvrent d’abord dans le prêt-à-porter et dont les contrats de commandite en F1 prévoient l’aimable collaboration des coureurs à des événements publicitaires. À Montréal, on a vu le pilote Ferrari Eddie Irvine signer d’innombrables autographes dans un grand magasin du centre-ville, avec la bannière Hilfiger bien en vue au-dessus de la tête. Olivier Panis, l’as du volant de chez Prost, a fait la même chose pour Newman. Deux exemples d’une pratique désormais courante dans un univers où l’image des entreprises se nourrit à même la personnalité de ses porte-parole. Or, la venue de la multinationale du tabac BAT à titre de copropriétaire d’une écurie laisse entrevoir un engagement encore plus stratégique.

«En s’associant directement à la naissance de l’écurie BAR, British American Tobacco a la chance de créer une image de toutes pièces», déclarait Martin Broughton, responsable des activités de course de l’entreprise, lors du lancement mondial de cette écurie – qu’elle contrôle à moitié -, le 2 décembre 1997. Bien que par des marques comme Benson & Hedges ou Kool, BAT commandite la course depuis de nombreuses années, c’était la première fois qu’elle s’aventurait dans la gestion même d’une équipe.

«Pour nous, BAR est à la fois une façon de donner un sentiment d’appartenance à nos 70 000 employés à travers le monde, et un moyen d’établir l’image d’une entreprise qui sait prendre des risques calculés», explique Tom Moser. Jusqu’à ce jour, seule la marque de vêtements Benetton s’était impliquée à titre de propriétaire d’une écurie de formule 1, appliquant à son équipe de course les principes publicitaires qui ont fait le succès de cette entreprise. Mais l’écurie Benetton est longtemps restée une affaire de famille dont les performances importaient moins que l’image jeune et branchée qu’elle insufflait à sa ligne de vêtements. Les dirigeants de BAT n’ont ni cette attitude décontractée ni cette patience.

«Les autres propriétaires d’écuries sont à la fois jaloux et effrayés par notre venue en F1, estime Rick Gorne, directeur des opérations de BAR. Je crois que le fait qu’un sponsor détienne la moitié de l’équipe alimente en partie cette méfiance.» Les écuries Williams, McLaren ou Ferrari, trois représentantes d’une conception plus traditionnelle de la formule 1 – où le commanditaire est un partenaire financier secondaire ou un motoriste -, craignent peut-être en effet que, derrière la création de BAR, se profile le symbole de l’avenir de leur sport.
Car chez cette écurie nouveau genre, rien n’est laissé au hasard, jusqu’au choix d’une marque de cigarettes dont l’image est en accord avec la personnalité de chaque pilote: «On a choisi d’associer Lucky Strike à Jacques Villeneuve à cause de son côté fonceur et original; et 555, à Ricardo Zonta, plus discret et traditionnel», dit Gorne.

Malgré ces signes évidents d’une implication marquée de son principal commanditaire, Craig Pollock dément fortement l’ingérence possible de ses partenaires financiers: «La course, c’est notre affaire et aucun de nos commanditaires n’aura jamais de pouvoir dans la conduite de l’équipe», affirme cet homme d’affaires accompli. Pollock concède qu’il consacrera désormais une partie de son énergie à polir l’image de son équipe, mais il refuse d’expliquer le coût de l’opération, ni comment il compte s’y prendre. On peut cependant supposer que la transformation radicale du leitmotiv de l’écurie, qui est passé de l’arrogant: «Une tradition d’excellence» des débuts au plus inspirant: «Du rêve à la réalité» des premiers échecs, est un bon indicatif de cette nouvelle stratégie de communication.

On assiste moins à ce genre d’improvisation chez le principal bailleur de fonds de l’écurie, où l’on n’hésite pas une seconde avant d’émettre les raisons qui ont motivé une si grande implication: «La formule 1 est une affaire d’êtres humains, dit Tom Moser. Par sa participation à la création d’une écurie, BAT contribue à la construction d’un rêve tout en partageant avec le monde entier les émotions qui viennent avec: joies, espoirs et déceptions. Emotion is good…»

Décidément, Hollywood n’est plus la seule industrie qui fabrique des images de rêve et d’émotions rentables.