Société

Débat sur la Révolution tranquille : La prise de la bisbille

Mythe fondateur du Québec moderne, la Révolution tranquille a, dit-on, sorti le Québec de «la grande noirceur». Mais de plus en plus d’intellectuels contestent cette vision simpliste de l’Histoire. Ils disent que cette révolution n’a profité qu’à l’élite bureaucratique, que l’Église était beaucoup plus progressiste qu’on ne le croit, etc. Retour sur le passé.

Peut-être qu’un jour prochain, nous regarderons les plus jeunes en nous bombant le torse et en déclarant: «Un petit peu de respect pour un vétéran. C’est que j’ai fait la guerre froide, moi! Et nous l’avons gagnée!»

Chaque génération semble en effet à la recherche d’un mythe qui lui permette de se glorifier à ses propres yeux mais aussi – et surtout – aux yeux des générations suivantes. Si nous avons l’honneur d’avoir gagné la guerre froide (!), les baby-boomers se vantent d’avoir transformé le monde en mai 68. Leurs parents, quant à eux, nous répètent à satiété qu’ils ont participé à la Révolution tranquille, cet ouragan social qui aurait tout à la fois sorti le Québec de la «grande noirceur» et permis la fondation d’un appareil d’État digne de ce nom.

Mais derrière le mythe se cachent des spécialistes – historiens, sociologues, économistes – pour qui la réalité est un peu plus compliquée. Deux preuves de ce bouillonnement de neurones: Gilles Paquet publiait récemment Oublier la révolution tranquille: pour une nouvelle socialité (éditions Liber), et un numéro double de la revue Société, portant également sur la Révolution tranquille, sortira dans quelques jours. Débat houleux autour d’une révolution «calme».

La victoire des bureaucrates?
«Oublier la Révolution tranquille», voilà en quatre mots ce que nous propose Gilles Paquet, directeur du Centre d’études en gouvernance à l’Université d’Ottawa. Pour Paquet, «faire de l’histoire, c’est reconstruire le passé. Ce n’est jamais une activité innocente. On construit le passé à partir des préoccupations présentes. On a voulu se représenter avec gloire la Révolution tranquille comme passage à la modernité. C’est ce qui nous a amenés à noircir et à dénigrer l’ordre institutionnel qui a précédé cette Révolution tranquille. On dira que la société des années cinquante était traditionnelle, que les élites étaient conservatrices et que les performances économiques, politiques et sociales de l’avant 1960 étaient retardataires, oppressantes et régressives.»

Critiquant le mythe glorificateur, Paquet reproche aux révolutionnaires tranquilles d’avoir gonflé un État qui aurait envahi la vie des Québécois, entraînant du même coup «un processus d’érosion du soubassement social (famille, Église, communauté), qui a eu des effets néfastes sur notre capacité à travailler ensemble ainsi que sur la croissance économique du Québec, son niveau de bien-être et son progrès.»

Nicole Laurin, professeure de sociologie à l’Université de Montréal, rappelle, pour sa part, qu’«il n’y avait pas à l’époque, dans la population, un enthousiasme à plein temps et partagé par tous au sujet des réformes. La Révolution tranquille coûtait cher, et les gens à la campagne avaient surnommé le premier ministre Jean Lesage: "Jean la taxe"». Laurin souligne toutefois que la Révolution tranquille relevait à l’époque d’«un mouvement mondial: en religion, c’est Vatican II et la fin des messes en latin; en Europe, les mouvements terroristes marxistes; dans le Tiers-Monde, la décolonisation et la guerre du Viêt-nam; aux États-Unis, les Black Panthers. Prenons la révolution sexuelle, par exemple. En 1965, quand je suis allé à l’Université Berkeley, en Californie, j’ai découvert sur le campus la Sexual Freedom League, qui avait pignon sur rue! La Révolution tranquille a été réalisée par des hommes mûrs qui voulaient faire carrière, mais ce fut tout de même une vraie révolution, quoique initiée par le haut, c’est-à-dire par l’État: les modes de vie, les mentalités, les valeurs, les mours ont été libérés. L’Église a été mise au rancart.»

Gilles Paquet est plus amer. Selon lui, «les grands gagnants ont été la classe moyenne francophone et les élites bureaucratiques. Il y a eu orgie d’interventionnisme d’État et création d’emplois pour cette classe moyenne assez instruite qui va envahir la fonction publique québécoise. Quant aux perdants, ce sont évidemment les citoyens qui vont devoir se contenter de consommation symbolique et de grands discours, alors même que le rythme de croissance de leur niveau de vie ralentit et que le tissu social – c’est-à-dire la famille, la communauté, l’Église – qui leur assurait un système de protection de rechange s’effiloche.»

Professeur d’histoire à l’UQAM et directeur de la revue Bulletins d’histoire politique, Robert Comeau ne partage pas tout à fait la vision de Paquet. Pour Comeau, «la Révolution tranquille a profité bien sûr à ceux et celles qui voyaient leur promotion sociale bloquée par la présence des communautés religieuses dans les hôpitaux, les écoles, le travail social, etc. Mais attention, la Révolution tranquille a aussi profité à l’ensemble de la population, y compris les plus défavorisés. L’assurance-hospitalisation ou la création des cégeps n’ont pas profité qu’aux classes moyennes.» À ce sujet, Nicole Laurin se livre à une confidence: «Je viens d’un milieu populaire et je suis une femme… Sans la Révolution tranquille, je n’aurais jamais pu m’instruire. La Révolution tranquille a permis de détruire le système d’élite des cours classiques.»

Le bébé avec l’eau du bain
Jean Gould, un des responsables du prochain numéro de la revue Société, propose une lecture plus trouble de la réforme scolaire. Le numéro double de la revue consacré à la Révolution tranquille s’intitulera «Le chaînon manquant», en référence à l’Église catholique qu’il faudrait peut-être considérer – ô surprise! – comme une des forces ayant permis à la Révolution tranquille de survenir. Dans son article qu’il consacre à la réforme scolaire, Gould affirme même que cette réforme est née dans l’esprit et la pratique des élites catholiques des années quarante et cinquante!

Comme on le voit, on découvre, à force de gratter le vernis du mythe, qu’il n’y a pas, d’un côté, la grande noirceur, et, de l’autre, la grande blancheur. Laurin, pourtant sympathique à la Révolution tranquille, admet d’ailleurs que l’«ouverture sur le monde s’est doublée d’une entrée des médias dans nos vies. Phénomène incroyable pour l’époque, l’arrivée de la télévision va influencer nos manières de manger, de nous habiller, de penser. Apparaît également la valorisation de la consommation.» La libération se double donc d’une certaine forme nouvelle de normalisation.

Robert Comeau, quant à lui, se surprend peu de l’apparition de thèses révisionnistes au sujet de la Révolution tranquille, puisqu’aujourd’hui, «l’opinion est plus sensible aux démagogues qui font tout pour discréditer la Révolution tranquille et qui prêchent le retour au privé en faisant miroiter la baisse des impôts. Ainsi, les membres du nouvel Institut économique de Montréal nous tracent un bilan catastrophique de la Révolution tranquille. Le rôle de l’État québécois et de ses politiques sociales, qu’on critique aujourd’hui sous prétexte que la bureaucratie est inefficace et coûteuse, a servi la majorité des citoyens du Québec. Un vrai bilan est à venir: le Québec était plus progressiste et ses politiques sociales plus intéressantes que l’appel à la privatisation qu’on entend aujourd’hui».

Contrairement à Comeau, Paquet craint que l’esprit étatique et interventionniste soit encore trop présent au Québec. Or, selon Paquet, «il faut en priorité travailler à reconstruire une socialité, une capacité nouvelle à travailler en groupes et en réseaux, à coopérer avant de penser à donner une impulsion étatique nouvelle à notre socioéconomie.» Et Paquet de conclure, en opposant le civisme à l’interventionnisme, appelant de ses voux «un retour en force du citoyen actif, un citoyen qui, grâce justement à sa communauté, peut devenir un citoyen à part entière».

Proposition louable, soit, mais qui paraît ne convaincre Comeau qu’à moitié. Alors que Paquet espère que le retrait de l’État permettra aux citoyens de rebâtir leur communauté, Comeau présente un portrait très différent de la situation québécoise et de l’héritage de la Révolution tranquille: «Le pouvoir favorise aujourd’hui l’économie dite sociale pour remplacer les politiques sociales de l’État, très heureux de confier au cheap labor cette mission "complémentaire".» Comeau semble d’ailleurs sceptique au sujet de la vision communautarienne de Paquet, puisque, pour Comeau, une telle vision «nie la nécessité de la politique comme pratique du conflit. C’est à cela que nous croyions à l’époque de la Révolution tranquille: on se disait qu’on avait raison de se révolter et que le mépris n’aurait qu’un temps! Or, l’avenir dure longtemps…»

Gilles Paquet, Oublier la révolution tranquille: pour une nouvelle socialité, éditions Liber, 159 p.
Revue Société, 20-21: numéro double portant sur la Révolution tranquille.