Les «Pure Wool» de Québec
Que serait Québec sans ses Anglais de souche? Une capitale où il manquerait une fine touche de délicatesse, d’humour et de poésie. À l’image de l’exceptionnelle Garden Party organisée par la Literary and Historical Society of Quebec…
Un superbe soleil estival inonde les dix petites tables rondes installées dans le jardin du Garrisson Club de Québec, ce samedi après-midi-là. Les couverts et les théières en argent étincellent de mille feux, tout comme les bijoux de ces dames si distinguées. Chapeaux fleuris quand ce n’est pas une gigantesque plume d’oiseau exotique plantée dans le chignon, fines dentelles blanches et délicates robes aux couleurs pastel. Elles rayonnent de charme et d’élégance. Quant aux hommes, costume et cravate impeccables font simplement l’affaire.
Cynthia, Gill, Gillian, Irene, Karen et Linda prennent le thé à la même table. Enchantées par la saveur des biscuits et des marmelades maison, ainsi que par la petite musique jouée par l’orchestre de chambre installé à l’ombre. Surtout ravies de se retrouver entre Anglaises, de pouvoir parler dans la langue de Shakespeare à bâtons rompus, d’être enfin en mesure de se plaindre ou de rire de leur vie à Québec sans blesser personne, bref, de dire tout ce qui leur passe par la tête.
Cynthia explique: «Nous sommes une centaine de personnes réunies aujourd’hui pour célébrer le 175e anniversaire de la création de la Literary and Historical Society of Quebec. Cette société s’occupe à l’heure actuelle de la bibliothèque de la rue Saint-Stanislas, la seule bibliothèque privée anglaise du Canada! Ce qui mérite une telle fête, vous ne trouvez pas?»
Ces dames si distinguées sont toutes des dévoreuses de bouquins impénitentes. Elles le confessent volontiers, à l’image de Linda: «On se rencontre très souvent à la bibliothèque. Là, on parle de ce qu’on vient de lire, on se conseille des ouvrages ou on en démolit d’autres. C’est très drôle et très enrichissant. Parfois même, il y a des cours de poésie ou d’histoire de l’art qui sont donnés à la bibliothèque: les plus passionnées y vont.»
Elles raffolent aussi du cinéma. Malheureusement une histoire d’amour brimée. Irene raconte: «Dès que je vois "v.o." indiqué dans le programme, je file voir le film. C’est tellement rare, à Québec, qu’un film anglais passe en version originale. Il faut toujours que ce soit doublé, et bien souvent ça massacre le film. Même les vidéos en anglais sont presque impossible à trouver! Le calvaire…»
Plus que 2%
Les anglophones ne représentent plus que 2 % de la population de la capitale, selon le bureau de la statistique du Québec (BSQ). Les occasions de se rencontrer entre eux se font donc rares. Toutefois, cela se produit lors d’événements particuliers, comme l’indique Karen: «Baptêmes, mariages, enterrements. Les activités religieuses constituent l’essentiel des occasions de se retrouver entre Anglais. Par exemple, les temps forts sont les ventes de charité qui sont souvent organisées aux portes des églises. En dehors de cela, il est beaucoup plus difficile de croiser un autre Anglais.»
En effet, nombre de ceux-ci sont parfaitement intégrés à la société québécoise francophone, à tel point que parfois seule une légère pointe d’accent parvient à nous mettre la puce à l’oreille. Le quotidien The Gazette a récemment effectué une enquête sur l’Anglo nouveau (The New Anglo). Il en ressort que l’Anglo Pure Wool évolue de manière renversante.
Ainsi, une majorité d’anglophones se disent désormais bilingues: 64,9 % en 1996 contre 39,1 % en 1971. Ils sont de plus grands buveurs de vin rouge importé que nous (3 % de plus que les francophones). Ils fréquentent les cinémas deux fois plus que nous. La moitié d’entre eux envoient leurs enfants dans des écoles françaises ou d’immersion. Ils mangent des cretons à l’occasion. Et ils votent de plus en plus libéral.
«On me demande si je suis une touriste!»
Linda souligne: «Il existe deux sortes d’Anglais à Québec: ceux qui sont de souche et ceux qui sont arrivés il y a une vingtaine d’années, comme moi. Les premiers sont, disons, un peu crispés. Ils préfèrent rester entre eux, de peur de se retrouver finalement fondus dans la masse francophone. Tandis que les seconds sont nettement plus ouverts. On passe notre temps avec des chums francophones, on va à des partys avec eux, alors c’est plaisant. Mais là où les deux groupes d’Anglais se retrouvent, c’est dans la fierté de notre origine: c’est un plus que de parfaitement connaître une autre culture plutôt que juste celle des francophones.»
Elle ajoute: «Une chose que j’adore à Québec, comparé à l’Ontario, où j’ai longtemps vécu, c’est la tolérance. Ici, ton chum peut être francophone ou anglophone, ça ne choque personne. Tu peux vivre avec lui sans être nécessairement mariée, personne ne te fera de remarque désobligeante. Cette ouverture d’esprit est vraiment plaisante.»
Karen sourit en entendant la confession de son amie. Elle, elle est née à Québec. Et elle en connaît les limites quand on est Anglais: «Le défaut de la capitale, c’est qu’elle est vanille. Oui, tout est uniforme, ici, tout le monde est pareil. Si bien que la moindre personne qui présente une particularité se fait aussitôt montrer du doigt. Alors, pour un Anglais, impossible de rester anonyme. Parfois, cela se révèle comique: quand je vais à la caisse, ça ne loupe pas, à chaque fois on me demande si je suis une touriste! L’avantage, c’est que ça lance la discussion, c’est bien. Mais à la longue, ça devient pesant…»
Une gorgée de thé, et voilà la discussion repartie de plus belle. Sur la douceur de Québec, sur les vertes collines du Yorkshire, ou encore sur le mariage d’Edward et Sophie, qui ressemble tant à Lady Diana. Interminable. Mais de façon si charmante que Québec ne serait plus la même sans ces dames si distinguées…
Entrevue: David Blair, président de la Literary and Historical Society of Quebec
David Blair, président de la Literary and Historical Society of Quebec, a l’humour typiquement anglais. Pince-sans-rire, il aime à raconter que le premier ministre britannique, Tony Blair, est son cousin: «En réalité, il n’en est rien!» Il aime surtout parler de sa ville, Québec.
Votre famille est-elle installée dans la capitale depuis longtemps?
«Oui. Les Blair ont quitté l’Écosse pour le Nouveau Continent en 1824. C’est pourquoi je peux dire que je fais partie de la petite minorité restante d’Anglais de souche de Québec. Pour ma part, j’ai longtemps habité en Angleterre quand j’étais jeune car mon père a travaillé là-bas. Ce qui ne m’empêche pas de me considérer comme Québécois.»
Quel effet cela fait-il de faire partie d’une minorité invisible?
«On sent énormément le poids de l’histoire. En effet, cela permet de distinguer qu’il n’y a pas, à Québec, de communauté anglophone à proprement parler. Il y a les Anglais, les Irlandais, les Écossais, c’est-à-dire différentes personnes aux cultures bien distinctes. À la fin du XIXe siècle, Québec avait cette particularité d’être moitié anglophone, moitié francophone. Alors qu’aujourd’hui, les Anglais ne représentent plus que 2 % de la population!
Pourquoi cette chute vertigineuse? Tout simplement parce que le commerce, qui était très fort à Québec à cette époque-là, s’est progressivement transféré à Montréal, puis à Toronto. Entraînant avec lui les Anglais. C’est ainsi que si vous rencontrez un Anglais à Toronto aujourd’hui, il y a toutes les chances pour qu’il soit originaire de Québec!»
Est-ce difficile de s’intégrer à la société francophone de Québec?
«Disons qu’il survient parfois un malentendu. Certains Anglais ne cessent de se lamenter: "Je ne peux pas rester à Québec, je n’ai pas de job, je n’ai aucune chance d’en trouver parce qu’un francophone aura toujours la priorité sur moi." J’estime que ces personnes ne réalisent pas l’énorme avantage qu’elles ont. Elles sont bilingues, ce qui est une opportunité en or car, pour ne citer qu’un exemple, toute entreprise qui s’implante ici a besoin de personnel bilingue. Nous, les Anglais de souche, représentons une richesse pour Québec, et la capitale devrait elle aussi réaliser qu’elle perd beaucoup à voir diminuer cette ressource.»
Les Anglais sont-ils alors destinés à disparaître de Québec?
«Détrompez-vous. Plusieurs reviennent après être partis un temps. L’exemple de mon père est frappant. Il est allé travailler quarante ans en Angleterre. Une fois la retraite arrivée, il est aussitôt revenu dans la capitale! Le mal du pays…»