Société

Je ne marche pas

J’aime mieux dire les choses franchement: je ne marcherai pas cette année. Comme l’an passé, et l’année d’avant, d’ailleurs. En fait, ça fait cinq ans que je vis à Montréal, et je n’ai jamais ressenti l’envie de prendre part à la Marche de la fierté. Que voulez-vous, ça ne me touche pas.
Je suis gai, mais je ne sens pas le besoin de l’afficher au monde entier. Je le vis dans mon quotidien, au jour le jour. Je ne veux pas non plus sortir les pancartes et manifester en groupe pour cette cause.

En réfléchissant un peu, j’ai découvert où se situait mon malaise: je ne me définis pas comme homosexuel avant tout. Je suis un être humain, en premier lieu, avec une orientation sexuelle différente. Voilà, c’est tout. Point à la ligne.

Pour moi, l’idée de la parade, c’est de sortir dans la rue pour montrer qu’on est différent. Justement, moi, je ne me sens pas différent. Sur le plan sexuel, oui. Mais, à part ça, je suis un gars comme les autres: je me lève le matin, je travaille, je vais au cinéma, je sors avec mes amis… Où est la différence? Vous ne faites pas la même chose, vous?

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Mon meilleur ami est gai lui aussi, et il habite à côté d’un militant pour les droits des homosexuels. Un vrai, un pur, un dur. Vous savez, le genre de personne qui ne peut supporter un film mettant en vedette des hétérosexuels parce que ça ne le touche pas, parce que ça ne parle pas de SA réalité. Selon lui, mon copain est «homophobe» parce qu’il se laisse contaminer par les straights.

Allô, on est en 1999!
Cette remarque, je l’ai prise personnelle. Comme moi, mon ami s’intéresse à la culture en général, sans distinction pour l’orientation sexuelle. Est-ce qu’on devient «homophobe» si l’on s’intéresse à autre chose qu’à son petit nombril? Est-ce qu’on devient «homophobe» si l’on est ému autant par Eyes Wide Shut que par Jeffrey? L’«homocentrisme» me lève le cour. Je ne pourrai jamais adhérer à cette vision pointue des choses. Excusez-moi, mais je ne peux pas marcher à côté de gens qui pensent de la sorte. Je ne veux pas cautionner le gay power, pas plus que les féministes enragées qui voulaient castrer tous les hommes dans les années 70.
Ce n’est pas le cas de tout le monde, je le sais très bien. Mais, à force de côtoyer le milieu gai, j’ai remarqué que ce genre de réflexion persiste. Parmi les plus âgés, mais aussi parmi les plus jeunes. Pour certains, être gai, c’est être supérieur aux autres. On a les plus beaux gars, les bars les plus hot, les baises les plus cochonnes. Et les hétéros? Une gang de crétins qui ne savent pas ce qu’ils manquent…

À ce jeu-là, je décroche, car on tombe dans le piège qu’on a voulu éliminer. On souhaitait se faire accepter – c’est presque fait maintenant -, or avec une attitude pareille, on continue à s’isoler. On s’est battu pour arrêter le rejet et l’intolérance, et on devient nous-mêmes intolérants. Beau paradoxe.

Le danger de toute idéologie, c’est de se refermer sur soi-même, de se contenter de limites établies, de se créer un ghetto. Selon moi, il faut s’ouvrir au monde, et non le contraire. Je ne veux pas marcher pour crier que je suis différent, que je suis le meilleur, le plus intelligent, le plus beau. «We’re here, we’re queer…» Si ça rime à: «Je suis plus fin que toi», non merci, pas pour moi.

Comprenez-moi bien, je ne veux pas balayer du revers de la main trente ans de lutte et de bataille pour nos droits. J’en suis conscient: je ne renie pas ceux qui ont fait avancer notre cause, de Stonewall à la Loi québécoise pour la reconnaissance des conjoints de même sexe. En 1999, ma petite révolution, c’est aussi vivre normalement dans une société qui nous accepte lentement, mais sûrement. Pas besoin de pancartes ni de marche pour faire bouger les choses. Pas besoin non plus de faire le clown devant un parterre de madames qui se pensent à la parade de la Saint-Jean ou au Carnaval de Rio.

De toute façon, il ne faut pas se leurrer: marcher, aujourd’hui, c’est plus fêter que revendiquer. La «Fierté gaie», c’est devenu un prétexte pour sortir les costumes, les paillettes et les perruques. Pensez-vous sérieusement que les dirigeants de TQS ont décidé de télédiffuser la marche pour donner une voix aux batailles politiques des gais et des lesbiennes? Non, c’est juste parce qu’elle est colorée et animée. Et que c’est plus drôle que le Carnaval de Québec. Pourquoi je participerais à cette mascarade? Tant qu’à ça, je préfère user mes souliers pour une autre cause.