Société

La littérature gaie : Les pages roses

À l’instar de la littérature policière, jeunesse ou québécoise, l’idée d’une littérature aux couleurs roses fait tranquillement son chemin. Mais déjà, des écrivains gais rejettent cette étiquette. Nouvelles tendances ou éternel ghetto?

Récemment, deux éditeurs francophones (Balland en France, et Stanké au Québec) ont lancé des collections spécifiquement gaies. Entre la légitimité d’une littérature particulière et la volonté de trouver des créneaux pour augmenter les ventes, la création de ces collections attise le débat sur l’existence d’une écriture homosexuelle et sa reconnaissance auprès du public.
Au-delà de la discussion d’une littérature avec un style, une sensibilité et un vocabulaire propres, surgit aussi la question de la censure: Est-ce que les éditeurs traditionnels n’auraient pas tendance à rejeter trop rapidement les manuscrits gais qui leur sont soumis?

Cette appréhension d’un milieu éditorial timoré face aux réalités gaies remonte aux années soixante-dix. À l’époque, sauf exceptions, les romans de gais ou de lesbiennes – ou de féministes – n’étaient que très peu diffusés. Pour y remédier, des petites maisons d’édition ont vu le jour, publiant, de peine et de misère, des ouvrages dont personne n’avait voulu, ou encore rééditant des textes tombés dans l’oubli. Loin de viser la médiocrité, ces éditeurs avaient (ou ont encore) le mérite de s’intéresser à des auteurs qui n’auraient pas trouvé place dans les choix éditoriaux de maisons d’éditions ayant pignon sur rue. Ces initiatives, tels qu’Hommeheureux, au Québec, n’ont pas eu le succès escompté. Beaucoup ont fermé leurs portes.

Au fait de cette histoire, l’écrivain Pierre Salducci, avec l’aval de Stanké, a mis sur pied, au printemps dernier, la toute première collection gaie, L’heure de la sortie, quelques mois après que les très sérieuses éditions Balland, en France, aient proposé Le rayon gay, dirigée par Guillaume Dustand. «Avec une collection, je bénéficie des mêmes avantages des petites maisons d’édition gaies dans la liberté de choix des manuscrits, et je profite en même temps de tout le réseau de diffusion déjà existant, ainsi que d’un nom connu» argumente Pierre Salducci.
Mais plus encore, Salducci déplorait le fait que de nombreux écrivains gais, lassés des refus essuyés de la part des éditeurs reconnus, étaient passés à l’autoédition. «L’Acte de folie de François Brunet, ou L’Instant d’un été de Marc Lamarre, sont des livres extraordinaires publiés à compte d’auteur. Ces ouvrages vont à l’encontre d’une idée reçue que les livres à compte d’auteurs ne sont pas assez bons pour les grandes maisons d’édition. Par cette "censure", il y a des vocations étouffées, un véritable gâchis», s’indigne le coauteur d’Écrire gai, premier né de L’heure de la sortie.

Plutôt que de la censure, faudrait-il voir un manque de courage éditorial face à des textes qui ne s’intégreraient pas dans les collections déjà existantes? Ce sentiment est partagé par l’auteur du Messie de Bellem, Pierre Samson. «Les auteurs gais sont souvent défavorisés: certaines grandes maisons d’édition refusent de prendre des risques, ou encore vont demander à ce que le texte soit remanié pour des raisons de marketing. Je suis chanceux en publiant aux Herbes rouges, parce que jamais on a changé ou modifié un seul de mes textes.»

Ce ne sont pas tous les auteurs gais qui partagent les appréhensions de Samson. Le dramaturge Michel Marc Bouchard croit qu’un éditeur ne se limite pas à la thématique gaie pour juger de la qualité d’un roman. «Je serais le premier surpris d’entendre cela. Il n’existe aucune raison de nos jours qu’un éditeur, surtout au Québec, refuse un manuscrit de qualité pour cause d’homosexualité. De Michel Tremblay à Nicole Brossard, la littérature québécoise est constellée d’auteurs qui ont mis un environnement homosexuel dans leurs ouvres.»

Pour beaucoup d’écrivains, il y aussi le danger de la ghettoïsation d’une littérature classée officiellement gaie: «Je pense qu’étiqueter un roman, c’est enfermer le sens d’une ouvre qui est souvent plus large et plus complexe que la thématique sur laquelle elle s’appuie. Ce qui m’importe le plus, ce n’est pas la thématique, mais la manière dont celle-ci va être traitée?», insiste Michel-Marc Bouchard. «De plus, politiquement, il vaut mieux envahir tous les terrains que se replier sur soi-même.»

Même réserve de la part de Pierre Samson. «Je ne veux pas cibler un public en particulier et je n’ai pas la manie des catégories. Je pense que j’y réfléchirais à deux fois avant de donner un manuscrit à une collection gaie. Je suis plus sensible au renom de la maison d’édition, et à la qualité des auteurs qu’elle publie.»

En somme, et comme dans d’autres domaines, l’étiquette gaie fait peur et n’a pas bonne presse auprès des auteurs confirmés. Cependant, la majorité d’entre eux n’ont pas la même crainte d’ être qualifiés d’auteurs ou de dramaturges québécois. Pire, certains revendiquent cette précision dans une défense d’une culture identitaire et n’y voient aucune réduction dans leur démarche créatrice. Ils n’ont plus les mêmes réserves, à savoir s’ils vont toucher un public uniquement francophone ou québécois. Et pour cause.

Chez les éditions Stanké, leur nouvelle collection gaie n’est pas synonyme de renfermement mais plutôt d’ouverture vers le plus large public possible. L’étiquette rose d’un livre serait une simple indication, une signalisation à l’égard du lecteur pour faire un choix plus éclairé, et n’aurait pas plus ou moins d’incidence que le titre «Littérature étrangère» dans la section d’une librairie.

Selon Patrick Lime-Grubber, directeur commercial chez Stanké : «Le critère le plus important reste, avant tout, la qualité littéraire qui, elle, pourra toucher un éventail très large de lecteurs et pas seulement les gais. Le succès de cette collection dépendra essentiellement de ce qu’elle dépasse un simple lectorat gai.»

Au-delà des considérations purement artistiques, si des grandes maisons d’édition accueillent la littérature rose, c’est qu’elles y voient aussi un nouveau créneau extrêmement lucratif. L’argent rose tellement vanté par les médias intéresse de plus en plus d’entreprises qui cherchent à cibler de nouvelles clientèles. Certains écrivains gais ne sont pas dupes. Comme le souligne l’auteur des Feluettes, Michel Marc Bouchard: «Les intentions commerciales sont évidentes, il y a un marché (rose) qu’il faut exploiter. Mais est-ce que la qualité littéraire sera au rendez-vous?» Même crainte de la part de Pierre Samson: «Avec des études de marché qui démontrent, sans doute, que ce genre de collections peut être rentable, les auteurs seront-ils sélectionnés pour leur rentabilité potentielle ou pour leur valeur littéraire?»

L’avenir le dira.