Reconnaissance des couples gais : L'argent fait le bonheur?
Société

Reconnaissance des couples gais : L’argent fait le bonheur?

Ce printemps, dans les pages des quotidiens, deux hommes ont croisé le fer à propos de l’attribution de pensions aux conjoints de même sexe. Le premier, JACQUES HENRIPIN, est démographe et professeur à l’Université de Montréal. Le second, LAURENT McCUTCHEON, est, entre autres, président de Gai Écoute et responsable de l’action sociopolitique à la Table de concertation des gais et lesbiennes. Ils ont accepté de venir débattre de la question aux bureaux de Voir.

Laurent McCutcheon, qu’est-ce qui vous a choqué dans les propos de Jacques Henripin?
Laurent McCutcheon: Tout le débat provient du fait que M. Henripin n’accepte pas que des conjoints gais puissent avoir les mêmes droits que ceux de sexe opposé. Deux hommes ou deux femmes qui vivent ensemble une relation amoureuse prolongée devraient pouvoir profiter des mêmes avantages que le reste de la population. Comme celui des pensions de réversion à la suite du décès d’un conjoint.

Jacques Henripin: On devrait revenir à la motivation originelle de ces pensions. C’était de donner des moyens de «survie» à des veuves sans ressources. À partir du moment où l’on a élargi ce régime aux hommes, on s’est s’éloigné grandement de la motivation originelle. Je connais peu d’hommes qui sacrifient leur vie pour élever des enfants. Or, on peut le justifier en disant que les hommes dépensent une bonne partie de leurs revenus pour leurs enfants. Aujourd’hui, on parle d’élargir ça aux couples homosexuels. Là, c’est la goutte qui fait déborder le vase.

Il y a aussi des couples hétérosexuels qui choisissent de ne pas avoir d’enfants. Leur accordez-vous le droit à une pension?
J. H. Pas plus pour eux que pour les couples gais. Pour quelle raison un homme sans famille qui a des revenus et une caisse de retraite devrait-il toucher une deuxième pension?

L. M. Votre argumentation est fondée sur le passé. Si l’on reste à l’âge de pierre, on n’évolue jamais. Les choses ont bien changé depuis les années 40: les femmes ont moins d’enfants et travaillent autant que les hommes, on se marie moins, l’espérance de vie a augmenté, etc. Au moment où le régime des pensions a été fondé, les gais étaient emprisonnés s’ils s’adonnaient à des relations sexuelles! On doit revoir le système à la lumière du jour.

J. H. Mon raisonnement, c’est qu’une pension est attribuée pour compenser une perte reliée à la charge d’enfants, et le sacrifice d’une vie professionnelle.

L. M. Vous voyez les pensions comme un régime public d’assistance sociale aux familles. Il s’agit pourtant d’une assurance privée. Une personne paie pendant toute sa vie active pour protéger le niveau de vie de son conjoint à sa mort. Actuellement, ce sont les règles du jeu. Si la société veut encourager la famille et prévenir la dénatalité, je suis d’accord. Mais on doit imaginer une vraie politique familiale et non pas remettre en question les bénéficiaires d’une pension. La meilleure façon d’aider les familles, c’est encore de leur donner des allocations. Pas d’attendre la mort d’un conjoint…

J. H. C’est aussi une compensation pour une perte de revenus. Moi, j’ai eu six enfants. Mon revenu est plus faible que si je n’en avais eu aucun.

L. M. En tant que célibataire, par le biais de mes impôts, je contribue davantage au Trésor public qu’un père de famille qui gagne un salaire identique au mien. Les gais et les lesbiennes ont à peine 30 ans d’existence. Au Québec, ils sont protégés par une charte depuis seulement 20 ans. Aujourd’hui, ils ne demandent pas de cadeaux, mais ils aspirent à une forme d’égalité.

J. H. L’égalité avec quoi?

L. M. Avec les couples hétérosexuels qui sont dans la même situation qu’eux, qui vivent en union de fait.

J. H. Si l’on applique votre logique, on devrait aussi donner des pensions à une femme célibataire qui a habité toute sa vie avec sa sour et qui a tout partagé avec elle. Sauf pour les relations sexuelles, ces femmes forment aussi un couple.

L. M. Comment pouvez-vous réduire la réalité homosexuelle à la cohabitation! Je vis depuis 28 ans avec l’homme que j’aime. Pour vous, c’est comme si je vivais avec mon frère ou mon cousin! Voyons donc! L’homosexualité, c’est beaucoup plus que ça. Une relation amoureuse entre deux êtres, c’est plus intense que deux sours qui habitent dans le même appartement…

J. H. Elles s’aiment, s’entraident, se soignent, vont en vacances ensemble et partagent même leurs revenus. Au bout du compte, je pense que ces deux sours font exactement la même chose qu’un couple homosexuel. À l’exception de coucher ensemble. C’est la seule distinction à mes yeux.

L. M. Voilà ce que j’appelle du mépris. Vous banalisez la vie affective entre deux hommes ou deux femmes. Vous niez une réalité.

J. H. Je ne nie rien du tout. Je dis que la réalité à laquelle vous faites allusion existe aussi dans d’autres sortes de ménages. Et pour être conséquent avec vos idées, il faudrait également donner des pensions de réversion à ces ménages-là.

L. M. À une tante et sa nièce…

J. H. Je répète que, pour moi, les pensions devraient compenser un sacrifice professionnel, une perte de revenus reliée à la charge des enfants.

L. M. J’aurais aimé fonder une famille. Mais c’était impossible en tant que gai. Hélas, je suis trop vieux aujourd’hui pour un tel projet. Alors, je travaille et je milite dans l’espoir qu’un jour des jeunes gais puissent le faire en ayant une vie normale.

J. H. Et je n’ai rien contre ça.

L. M. J’ai relu vos textes avant l’entrevue. J’ai l’impression que toute votre argumentation est un prétexte pour dénoncer les mesures sociales en faveur des homosexuels.

J. H. Pas du tout. Je suis démographe, pas actuaire. On m’a demandé, il y a trois ans, d’étudier les coûts du vieillissement de la population québécoise. J’ai réalisé que le système des pensions de réversion était bancal. C’est un peu par accident que je me suis intéressé aux conjoints de même sexe.

L. M. Je trouve votre position illogique. Si vous proposiez tout simplement l’abolition de ces pensions, je vous suivrais. Mais vous trouvez équitable le fait de donner de l’argent à un parent survivant qui n’en a plus besoin!

J. H. Mais il l’a mérité!

L. M. Pour vous, la seule base de mérite dans la société, c’est d’avoir des enfants?

J. H. Non. Mais pour le reste, on a généralement un salaire qui tient compte de nos efforts.

L. M. Si je vous donnais le choix entre avoir un meilleur revenu ou élever des enfants, que feriez-vous?

J. H. Je n’hésiterais même pas une seconde: j’aurais des enfants.

L. M. Alors, c’est vous qui devriez me donner un cadeau! Ce que les gais demandent au gouvernement, ce n’est pas un cadeau, mais l’égalité. Une fois l’égalité obtenue, on pourra s’asseoir et négocier la pertinence de certains régimes. Si l’on considère que les pensions de réversion n’ont plus lieu d’exister, on les abolira de façon équitable. Dans le Projet de loi sur la reconnaissance des conjoints de même sexe, il y a des endroits où les couples homosexuels sont perdants. Sur le plan des mesures fiscales, de l’aide sociale, du régime des prêts et bourses. L’équité amène aussi des obligations et des responsabilités envers son conjoint.

J. H. Vous demandez un statut égalitaire avec les couples hétéros en union de fait.
Mais je m’oppose aussi à ce que ces derniers profitent des pensions.

L. M. Dans vos propos publiés dans les quotidiens, vous visez surtout les couples gais; vous mentionnez à peine les couples hétérosexuels sans enfants qui profitent de ces pensions depuis des années. Il y a une odeur de mépris dans vos textes qui dépasse largement la justification que vous pouvez avoir de vouloir des modifications au système de pensions.

J. H. Il n’y a pas de mépris. J’ai été un peu choqué, ou plutôt taquiné par les revendications des homosexuels. Je trouve la communauté gaie effrontée de s’accrocher à une similitude qui me semble un peu factice. Les implications des gais en termes de famille, en général, sont loin d’être les mêmes que pour les hétérosexuels. Dans les faits, c’est toujours un couple formé d’un homme et d’une femme avec des enfants qui constitue l’essentiel des familles québécoises.

L. M. L’égalité ne fonctionne pas par compartiments: c’est un ensemble. Vous avez tiré sur un petit tiroir et négligé l’ensemble des autres questions touchant les gais. On ne peut pas dénoncer une injustice et fermer les yeux sur des milliers d’autres.