Dès la fin de l’année pour les plus optimistes, au début ou au milieu de 2001 pour d’autres. Les observateurs annoncent un bras de fer historique entre le Québec et les géants du tabac.
Au nombre des plus euphoriques, on retrouve Francis Thompson, l’analyste des politiques au bureau d’Ottawa de l’influente Association pour les droits des non-fumeurs. Il attend une proclamation pour l’automne.
Pourquoi l’automne? Parce que le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Gilles Baril, créera sous peu un comité qui évaluera la pertinence d’une poursuite. Le rapport devrait être remis en octobre ou novembre. Pour monsieur Thompson, c’est la touche finale à la stratégie gouvernementale, le coup de semonce.
Voilà quatre ans que l’analyste suit le dossier pas à pas. En aucun temps, dit-il, n’avons-nous été si près du but. «Il n’y a rien qui nous indique une hésitation politique.» En fait, la conjoncture n’a jamais été si favorable à la cause. Pour la première fois, la population appuie fortement l’idée. Un revirement majeur, une opportunité de se faire du capital politique.
En plus, même les fumeurs, qui ne représentent plus que 30 % des électeurs, en veulent au cartel de la cigarette. «Maintenant, ils préféreraient ne pas être fumeurs… Ils se sentent lésés dans leurs droits par les compagnies de tabac.»
Monsieur Thompson ne peut – ou ne veut – tout dévoiler. «Dans un dossier juridique, c’est certain qu’il y a un côté confidentiel», laisse-t-il tomber devant notre insistance à découvrir la date exacte du début de l’affrontement. Il nous révèle néanmoins certains autres indices qui appuient sa thèse.
Le 31 mai, la capitale canadienne a été l’hôte d’un important colloque de démystification sur les millions de pages de documents de la British American Tobacco rendus publics par les tribunaux américains. Devinez qui y était? Les avocats du gouvernement québécois qui pilotent le dossier.
Monsieur Thompson fait également valoir que les élus provinciaux eulent faire montre de fermeté. «Si on ne peut pas responsabiliser une industrie, on ne pourra plus en contrôler aucune.»
Le responsable du programme de lutte au tabagisme au sein du Centre de santé publique de la région 03, Mario Champagne, en remet. «Le gouvernement a l’intention de faire quelque chose… On attend les résultats au niveau canadien», évalue-t-il. Mais monsieur Champagne est de ceux qui pensent qu’il faudra patienter jusqu’au début, voire au milieu de 2001.
Mario Champagne soutient que l’usage du tabac représente quelque 675 millions de dollars annuellement en coûts de santé. Et c’est sans compter les pertes reliées à la contrebande. On imagine facilement le montant exorbitant de la facture que les élus pourraient tenter de refiler à tous les JTI MacDonald de ce monde.
La version officielle
Il s’avère que l’analyse de nos deux intervenants tient la route. Québec semble réellement engagé dans le dernier sprint des préparatifs. Mais, évidemment, ce ne sont pas les membres de l’appareil étatique qui vont nous le confirmer! Partout, on nous sert le même refrain: «Le comité analysera les opportunités. Rien n’est encore décidé.» À croire qu’ils ont tous reçu le même mémo, la même consigne.
Malgré tout, la responsable du service de lutte au tabagisme du ministère de la Santé, Lise Talbot, a de la difficulté à cacher son jeu. «On va rédiger un rapport de faisabilité. Ensuite, il y aura des annonces.» Un peu plus et elle nous offrait une date sur un plateau.
«\Une poursuite, ça s’insère dans une stratégie globale de lutte au tabagisme», nous raconte-t-elle. Il appert justement que le gouvernement veut tout mettre en oeuvre pour le mater. «On est dans une période très favorable pour contrer le tabagisme… Tout est favorable.»
La directrice de la Direction du droit administratif du ministère de la Justice, Judith Sauvé, va un peu plus loin. Elle concède que l’idée de poursuivre «est dans l’air» au sein de son équipe.
Madame Sauvé confieque le gouvernement fait face à une industrie puissante et qu’il ne peut rien laisser au hasard. D’autant plus que les procédures seront extrêmement coûteuses pour les contribuables. En Colombie-Britannique, les poursuites n’ont pas encore été déposées et la note s’élève déjà à huit millions de dollars!
Pas moyen d’en savoir davantage au cabinet de la ministre de la Justice, Linda Goupil. L’attachée de presse «estivale», Marie-Claude Simard, est on ne peut plus lapidaire. Il n’y aura aucune déclaration avant la remise du rapport du comité en devenir – ce qui devrait être fait vers octobre ou novembre.
Seul autre élément que madame Simard accepte de corroborer: la débandade du fédéral devant les tribunaux américains n’inquiète pas du tout Québec. Cette cause est liée à la contrebande alors qu’ici, on préfère attaquer sur les coûts de santé.
Même laconisme chez le ministre Gilles Baril. Son porte-parole, Thierry Audin, ne fait que préciser le mandat du fameux comité d’experts. Il devra «monter une preuve», bâtir une argumentation et la présenter aux deux ministres impliqués.
Monsieur Audin nous renvoie ensuite à un communiqué de presse émis le 21 juin. On y découvre que «de toute évidence, le tabagisme fait des ravages importants au sein de la population. Il entraîne chaque année le décès de douze mille personnes. Le gouvernement du Québec a lancé une offensive pour lutter contre ce fléau… Il est maintenant temps d’analyser sérieusement la faisabilité d’un recours à l’endroit des fabricants de tabac», déclarait le ministre Gilles Baril.
«Comme les enjeux sont importants, tant pour les citoyens que pour le gouvernement, nous devons procéder avec la plus grande rigueur, précisait pour sa part la ministre Goupil. Il est très clair que ce type de dossier est fort complexe et, en conséquence, nous ne pouvons, ni ne voulons précipiter une décision sans en avoir analysé tous les tenants et aboutissants», soulignait-elle. Voilà pour la version officielle.
La grande guerre
Le combat appréhendé risque d’être à l’image des grandes guerres: long et extrêmement ardu. Coordonnateur de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, Louis Gauvin loue la décision de créer un comité d’évaluation afin de fourbir les armes. «Je pense que le gouvernement du Québec est très sage de procéder de cette façon. C’est un pas décisif dans la bonne direction.»
Ainsi, les recommandations du comité permettront de mieux cibler l’attaque à venir, croit-il. «Comment aller chercher le maximum dans le moins de temps possible… [Le comité] va indiquer les stratégies à adopter.» Par exemple, doit-on voter une loi semblable à celle adoptée en Colombie-Britannique, qui favorise les poursuites contre les tout-puissants producteurs de cigarettes?
«Leur prudence est un atout parce que quand on attaque l’industrie du tabac, on ne peut pas faire de faux pas, ajoute-t-il, soulignant que les grands de la clope sont des familiers de la cour, y séjournant depuis des années. Ils sont habitués de se défendre. Ils ont une armada d’avocats… Il n’y a pas de bataille courte contre cette industrie.»
En terminant, un petit mot pour rappeler aux fumeurs que la loi interdisant de fumer dans les lieux publics est appliquée depuis le 17 juillet. Le sursis est terminé. Les constats d’infractions seront maintenant émis.