Mario Bouchard, itinérant : Coups du sort
Société

Mario Bouchard, itinérant : Coups du sort

Ce n’est pas une vedette, pas un sujet brûlant d’actualité. Juste un type choisi presque au hasard qui a raté une marche et retrouve difficilement son équilibre. Au nom de tous les autres exclus, nous avons choisi de donner la une à son histoire ordinaire. MARIO BOUCHARD, itinérant.

«Ce n’est pas pour me vanter, mais ce n’est pas une vie. Mais ce n’est pas de ma faute, je fais de mon mieux, le plus mal possible, goguenard et égrillard.»
– Réjean Ducharme, Dévadé

L’homme est assis à un arrêt de bus du boulevard Laurier, en face de Place Sainte-Foy. Il paraît bien avec ses cheveux dans le vent, sa barbe poivre et sel, son corps vigoureux, sa chemise claire qui rehausse son bronzage. Mais… Mais son regard attire irrémédiablement l’attention des passants… Ses yeux sont étranges, perdus dans le vide, comme quelqu’un qui verrait l’invisible.

«Ça s’est passé icitte, bougonne-t-il. Ça s’est passé icitte.» Le 21 novembre 1997, il se revoit en train de sortir d’un restaurant, le plus heureux des hommes. La soirée s’annonçait merveilleuse, il avait bien mangé. Il s’apprêtait à rentrer chez lui, pas loin de la vieille ville de Québec, en bus. Soudain, une ombre a jailli et lui a asséné un formidable coup derrière la nuque. Avec une barre métallique. Peut-être juste pour lui faire les poches. Peut-être le geste d’un malade, rien que pour le plaisir de faire mal à un inconnu. On ne saura probablement jamais.

Résultat: quatre jours et demi de coma, entre la vie et la mort. Quand il a émergé, le médecin n’en revenait pas: il commençait à le croire perdu. L’homme a eu la chance de conserver sa mémoire intacte et toute sa lucidité. En revanche, sa motricité n’est plus exactement la même: son équilibre est parfois chancelant. Le voilà notamment interdit de monter en hauteur: dommage pour un travailleur en construction…

«D’un seul coup, plus de travail. Plus rien. Me voilà rendu au Bien-être social, alors que j’aurais jamais imaginé une telle chose possible pour un gars travailleur comme moi.» Cet homme s’appelle Mario Bouchard. Il a 43 ans, il est itinérant.

Solide comme un roc
Le 801 s’en vient, l’homme monte à l’intérieur et jette un dernier coup d’oil derrière lui. Place Sainte-Foy, un endroit qu’il aime bien: «Tout est neuf, tout brille, on s’y sent bien. Je suis sûr que les Québécois ne s’en rendent même plus compte, tellement ça leur paraît évident qu’ils peuvent s’y offrir ce qu’ils veulent, quand ils le veulent. Ils ont de la chance sans le savoir. Comme moi, avant…»

Dès l’âge de 17 ans, Mario Bouchard s’était mis à travailler sur les chantiers. Il avait un avenir prometteur devant lui: une entreprise l’avait repéré dès sa formation scolaire, lui payant sa dernière année d’études avant de l’engager. Son domaine: la construction, avec une prédilection pour la brique. Ses compétences ont rapidement porté leurs fruits: un gros «char», une maison et une réputation dans le métier. À tel point qu’il lui arrivait de recevoir des coups de téléphone chez lui pour lui demander d’aller sur des chantiers lointains, au prix fort: on lui payait même l’avion pour s’y rendre chaque semaine!

Le travail était éreintant, et pourtant Mario Bouchard ne renâclait pas à la tâche. Au contraire, il adorait ça: «J’étais toujours en pleine forme, c’était ça l’avantage. Solide comme un roc. Je m’en rends compte, maintenant. Oui, depuis mon accident, les pépins de santé n’ont pas arrêté de me tomber dessus.»

Le cholestérol, qui commence à lui jouer des tours: une histoire de famille, malheureusement, plusieurs en étant déjà morts, comme sa mère, alors qu’elle n’était âgée que de 56 ans. Un genou cassé qui parfois se fait sentir. Et puis de multiples interventions chirurgicales, dont une greffe de la peau au pied qui attend toujours d’être réalisée. Sourire en coin, Mario Bouchard trouve la force d’en rire: «Je suis probablement le gars qui a subi le plus d’opérations en aussi peu de temps, dans toute la province. Les compter, ce serait trop compliqué.»

S’il se trouve à Québec, c’est justement parce qu’il n’est pas en santé. Il est venu dans la capitale pour s’y faire soigner le mieux possible. Régulièrement, il passe dans un CLSC pour décrocher un rendez-vous, pour expliquer ses ennuis, pour qu’on s’occupe de lui. La dernière fois, on lui a dit de repasser dans trois semaines, pas avant: «À cause des infirmières en grève, paraît que ça retarde tout.» Huit mois qu’il patiente ainsi à Québec…

Il descend du bus près de l’hôtel en construction de l’îlot d’Aiguillon et regarde le chantier avec des yeux ronds. Un trou immense couvert de bâches noires, au fond duquel apparaissent des tiges métalliques destinées au béton armé. Des hommes casqués qui s’activent comme des petites fourmis pas du tout inquiètes de la tâche colossale qui les attend. Des bonhommes surplombés par une majestueuse grue jaune qui leur dépose lentement du travail par-ci par-là, comme autant de petites friandises irrésistibles.

«Ce que j’aimerais le plus au monde, c’est retravailler. Remettre le casque et y aller avec les gars. Quand on y pense, on fait des choses fabuleuses, nous autres, dans la construction. Là, par exemple, qui peut imaginer ce que va donner ce trou? Un hôtel de dix étages, avec un revêtement de pierre et de brique. Tiens, si ç’avait été moi, tu peux être sûr que la brique serait belle!»

Un soupir, et Mario Bouchard s’éloigne.

Le bonheur…
Quand le soleil tape trop, il fait bon s’asseoir dans la galerie du mail Saint-Roch. L’air y est frais, l’ambiance est calme, il y a juste ce qu’il faut d’animation avec les gens qui flânent le long des vitrines. Mario Bouchard passe l’essentiel de ses journées dans l’ombre du mail.

Il s’installe dans un coin des marches de l’église, retire la cigarette qui était coincée derrière son oreille et savoure délicatement la fumée qui nourrit ses poumons. Le bonheur…

Une couple de chums ne tardent pas à le rejoindre. L’occasion de se payer une tranche de rigolade. Ensemble, ils parlent de tout et de rien. De rien en particulier. De la chaleur étouffante; des scènes cocasses qu’ils ont aperçues aujourd’hui dans la rue et que les autres passants ne prennent même plus le temps de regarder; de la manière dont l’un d’eux s’est fait cinq dollars; de l’odeur des pots d’échappement dans la rue Saint-Jean, ou bien de l’air empesté de crottin de cheval rue de Buade, deux endroits où aiment malgré tout s’agglutiner les touristes; des sirènes des ambulances, si puissantes qu’elles réveilleraient un mort, et qui pourtant ne font pas remuer d’un pouce les voitures qui devraient s’écarter pour céder le passage; ou encore, des jupes tellement fendues des jeunes femmes qu’elles paraissent perpétuellement angoissées à l’idée qu’un petit coup de vent peut survenir à n’importe quel moment.

L’un des itinérants se met à raconter ce qu’il a lu à la une d’un quotidien, un fait divers incroyable et terrifiant. Mario Bouchard le reprend aussitôt: «Qu’est-ce qu’on en a à foutre? C’est toujours la même histoire, dans les journaux. T’en prends un d’aujourd’hui, ou celui de l’an dernier, c’est pareil. Rien ne change. Alors, lâche-nous avec ça, O.K.?»

Silence. Chacun médite. Les faits divers, chacun ici y a plus ou moins goûté. En en étant la victime, au bout du compte.

Mario Bouchard relance la discussion. La veille, il a rencontré Daniel, une vieille connaissance qui n’était pas au courant du coup dur qui lui était arrivé. Stupeur en le voyant ainsi changé. Et une proposition venue droit du cour: «Écoute, Mario, moi, là, je suis nettoyeur de tapis dans une grande banque, un bâtiment avec beaucoup d’étages, où le travail ne manque pas. Alors, si tu veux, je peux essayer de me débrouiller pour te faire engager. Tu pourrais te relancer.»

Le problème, c’est que Mario Bouchard n’a qu’un amour: la construction. Et rien d’autre. Nettoyer des tapis, cela ne l’enchante guère. Il a dit non. «Mais bon, si ça dit à l’un de vous, je peux le mettre en contact avec mon chum Daniel.»

«Et les fraises?, lance l’un des itinérants. On est en pleine période de récolte des fraises, les producteurs ne demandent qu’à nous embaucher pour la fin de saison. Ça vous dirait pas, plutôt?»

Nettoyer des tapis. Ramasser des fraises. Ils vont tous y réfléchir cette nuit. Pour l’heure, il est temps d’aller manger. Ils se lèvent et se dirigent vers la maison de Lauberivière, en face de la gare du Palais.

En regardant les Simpson
Lauberivière? «Le dépanneur des pauvres», comme l’appelle Bernard, l’un des responsables. Le coucher coûte un dollar, le souper 50 cents. Par ailleurs, plusieurs services sont proposés: programme de réinsertion sociale, thérapie contre l’alcoolisme et la toxicomanie, atelier d’artisanat, aide particulière pour les femmes, ou encore animation pastorale. Des moyens efficaces mis en place pour venir en aide à ceux qui en ont terriblement besoin. Bien pratique quand il faut se remettre debout après avoir subi un croche-pied du destin.

Près d’une centaine d’individus s’engouffrent dans la salle commune. Les premiers se précipitent sur le guichet où sont vendus les tickets de repas, et forment une longue file d’attente. Les autres prennent leur mal en patience. Certains s’attablent et sortent un jeu de cartes pour tuer le temps à plusieurs. D’autres s’installent devant la télévision et regardent les dessins animés Les Simpson.

«C’est bien, Les Simpson, ça permet de penser à autre chose, commente Mario Bouchard. Ça relaxe. Même si l’histoire se passe aux États-Unis, je trouve qu’Omer est tellement Québécois que c’en est pissant.»

Un cri surgit dans la file d’attente: deux gars qui ne s’aiment pas et qui se retrouvent. L’agent de sécurité s’interpose et l’ordre est vite rétabli. Une scène habituelle, au point que bien peu se sont retournés pour voir ce qui se passait. D’ailleurs, mieux vaut éviter de fixer son voisin, ici, car cela pourrait être interprété comme un défi.

Tout le monde a faim et est fatigué, l’énervement est à fleur de peau. Certains balancent leur corps d’avant en arrière, tels des métronomes fous. D’autres murmurent des phrases inaudibles, tête baissée. D’autres encore n’arrêtent pas de soupirer bruyamment. Ceux qui ont bu un coup de trop dans la journée font un tour en cellule de dégrisement. Petite Cour des Miracles…

Heureusement, le sourire du personnel d’accueil apporte une grande humanité au lieu. Un peu de joie de vivre. Et c’est ce qu’apprécie particulièrement Mario Bouchard: «\Icitte, c’est nettement mieux que dans d’autres centres d’accueil de Québec. Tu reçois de l’estime. On ne te prend pas pour de la «marde», pour un simple numéro qui n’a pas d’histoire. Je suis bien heureux d’être à Lauberivière, franchement.»

De longues tables en bois sont sorties sur le stationnement situé derrière la maison. Aujourd’hui, c’est fête, tout le monde participe à un barbecue géant. Au soleil. Avec force jus pour se désaltérer. Et de la bonne viande. Les sourires sont radieux.

Peu après, Mario Bouchard se propose pour donner un coup de main pour ranger et nettoyer. Eh oui, le travail d’équipe lui manque tellement. Puis, il va se nettoyer et rejoint sa chambre dans la maison de Lauberivière. Il peut enfin s’allonger sur un matelas et rêver.

Il songe à ses deux filles, dont la plus grande vient de s`inscrire dans la Marine. Un métier qu’il n’avait jamais envisagé pour elle, mais, après tout, si la vie en mer la rend heureuse, il n’y voit pas d’inconvénients. La seconde aimerait suivre les traces de sa grande sour, elle l’a annoncé. Faudra voir.

Il aimerait tant leur rendre visite. Avant que la grande ne prenne la mer. Et il se dit qu’il va encore rester une semaine de plus à Québec. Essayer de faire accélérer son dossier médical. S’il n’y parvient toujours pas, alors il partira. Là-bas, d’où il vient, loin dans le Nord.