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Sports extrêmes : Sur la corde raide
Photo : Benoît Aquin
Autrefois réservée à une élite hyper entraînée, l’aventure avec un grand A est aujourd’hui à la portée de tous. Aucune destination n’est trop loin, trop haute ou trop dangereuse pour que vous n’y posiez le pied. Pour le meilleur et pour le pire.
Maintenant que des surhommes ont conquis les pôles, et que les plus hautes cimes de la planète ont été foulées, le terrain de l’aventure est défriché, et les sentiers, battus. À force d’être repoussée par des générations d’explorateurs et d’aventuriers, la fameuse «limite du possible» est aujourd’hui rendue très loin: nous n’avons jamais été aussi nombreux à nous perdre dans la forêt tropicale pour deux cents dollars par jour, à nous lancer dans le vide en criant «Môman», et à passer les vacances de la construction à manger de la boue et du sable en Patagonie.
En 1997, l’Association américaine de l’industrie touristique (TIA) affirmait que 16 % des adultes américains avaient goûté à l’aventure hard (parachutisme, rafting, alpinisme, etc.) au cours des cinq années précédentes. «C’est la première fois que nous faisions un tel sondage, explique Michael Pina de l’Association américaine de l’industrie touristique. Nous ne savons donc pas si l’industrie va grossir ou si nous avons atteint un sommet. Mais une chose est sûre: il s’agit d’un courant de fond qui n’est pas près de s’estomper.»
La popularité des X-games, un tournoi qui comporte des épreuves d’escalade, de bungee et de street luge (une course de boîtes-à-savon high-tech où les concurrents atteignent des vitesses de 100 kilomètres à l’heure), est également révélatrice. En juin dernier, plus de 250 000 spectateurs se sont rendus à San Francisco pour assister aux jeux, et dix-neuf millions de personnes ont suivi l’événement sur le petit écran. Ça fait du monde à la messe.
Dans le sang
Pourquoi certaines personnes aiment-elles se lancer dans le vide, afin de voir combien de temps elles peuvent tenir avant de salir leur pantalon?
Si plusieurs scientifiques croient que la propension à rechercher des sensations fortes est héréditaire, certains y voient plutôt un phénomène de société. Récemment, le webzine Salon rapportait les propos du psychologue Frank Farley de l’Université du Wisconsin. Selon ce psy, les adeptes de sports extrêmes seraient plus nombreux dans les pays d’immigration comme les États-Unis, le Canada ou l’Australie, parce que «le sang de nos ancêtres aventuriers coule dans nos veines». En effet, quoi de plus extrême que de laisser famille et amis derrière soi pour partir à la conquête du Nouveau Monde? «L’Amérique est une contrée enracinée dans la rébellion, qui a été fondée par des aventuriers sans peur et sans reproche, et qui s’est enrichie grâce à des industriels implacables, dit Farley. Comparativement à d’autres pays, c’est une société extrême.»
En revanche, le psychologue constate que la culture américaine est devenue une des plus aseptisées au monde. «En fait, si vous êtes un Américain de classe moyenne, il vous est presque impossible d’être exposé au danger! Nos hamburgers sont cuits à 165 degrés, nos cuisines sont passées au M. Net, et notre âme est enchaînée à la télévision.»
C’est de cet énorme paradoxe qu’émergent, selon lui, les sports extrêmes. L’auteur cite le BASE jumping, un sport où les adeptes, munis d’un parachute, s’élancent le plus illégalement du monde du haut d’un édifice, d’un pylône ou d’une antenne. «Dans ce sport, dit le psy, il n’y a pas souvent de blessés: ou vous survivez, ou vous mourez.» C’est la façon la plus extrême de lutter contre la banalité.
Le grand canyon
Sans être aussi casse-gueule que le BASE jumping, plusieurs autres sports à caractère extrême défraient périodiquement les manchettes.
Vingt et un morts et six blessés: tel est le bilan d’un accident de canyoning survenu en Suisse le 27 juillet dernier. Munies de cordes, de casques et de vêtements isolants, quarante-cinq personnes encadrées par huit guides descendaient le long d’une chute de plus de 350 mètres, quand un orage a éclaté en amont, transformant le canyon en un torrent qui a tout balayé sur son passage.
La compagnie qui organisait l’excursion avait pourtant choisi de maintenir l’activité en dépit des prévisions météorologiques peu favorables. «Le problème avec les compagnies d’aventure, c’est qu’elles ont parfois tendance à faire passer l’argent avant la sécurité, lance Yannick Lhomme, un Français de vingt-huit ans qui pratique le canyoning depuis sept ans. Je me souviens d’un accident qui est survenu ici, en France. Les conditions étaient dangereuses, mais le groupe avait gueulé pour que l’activité ne soit pas annulée! Résultat: il y a eu trois ou quatre morts.»
Faut-il réglementer plus sévèrement les sports extrêmes? «Non! Moi, je pratique le canyoning pour le plaisir, pour les paysages, mais aussi pour le goût du risque. En France, nous avons cette folie de tout interdire aussitôt qu’il arrive un pépin. Je crois qu’il faut plutôt faire de la prévention. Par exemple, il est tout à fait possible de faire du canyoning par temps d’orage, mais pas dans tous les canyons. Il faut bien connaître la région.»
Aussi incroyable que cela puisse paraître, plus il y a de désastres et d’accidents mortels, plus le sport mis en cause devient populaire! Richard Weis, directeur de Mountain Travel Sobek, une compagnie de tourisme d’aventure renommée, confiait récemment au réseau ABC que ses voyages dans l’Himalaya ont connu un succès record en 1996, peu après qu’un accident survenu sur le mont Everest eut coûté la vie à huit alpinistes. D’autres directeurs d’écoles d’aventures croient que les accidents mortels donnent une «auraextrême» à certains sports encore peu connus ici – comme le canyoning.
Cela dit, on fait quand même attention. Michael Pina, de l’Association américaine de l’industrie touristique, se veut pragmatique: «Ce n’est pas le Far West: dans les pays industrialisés, l’industrie est réglementée et les compagnies d’aventure doivent avoir des assurances. Je crois que les gens qui ont à cour le succès de leur entreprise ne veulent pas se retrouver avec des blessés ou des morts sur les bras.»
Le courrier du genou éraflé
Il y a quelques années, Pierre Foglia est parti en excursion au Tibet avec un groupe de cyclistes. L’aventure devait se terminer en queue de poisson en raison de divers problèmes de logistique. «[Le Tibet] n’est pas un pays à pédaler en gros sabots fluos, en habit Louis-Garneau, sur un Marinoni. Pas un pays à filtrer avec des lunettes Oakley», a conclu le chroniqueur. Que pense Foglia de la popularité du tourisme d’aventure et des sports extrêmes?
«Moi, les sports extrêmes, je trouve ça fascinant, répond-il. Ça prend du cour, de l’explosion, de la force brute. Les gens qui pratiquent ça ne veulent pas rentrer dans la game des Jeux olympiques, avec ses hymnes nationaux, ses podiums, et tout ça. En fait, c’est l’envers des Olympiques. Prends la gymnastique, par exemple. Des filles de quatorze, quinze ans, entraînées comme à l’armée, debout sur la pointe des pieds devant les juges: l’envers de ça, c’est les sports extrêmes. C’est les grandes culottes qui pendent aux genoux, le petit joint, tout ça. C’est un pied de nez aux règlements. Mais l’un n’empêche pas l’autre. On n’a pas à trouver ça bien ou pas bien. C’est ça, pis c’est pas plus con qu’autre chose.»
«Mais je ne crois pas qu’il y ait un lien entre les sports extrêmes et le tourisme d’aventure, continue Foglia. Dans le tourisme d’aventure, il y a une appropriation du paysage qui est proportionnelle à l’effort que tu fais pour le conquérir. Il n’y a pas nécessairement un danger. C’est comme le trip que j’ai fait au Tibet: je ne risquais pas ma vie en y allant. Ce genre de trip-là, ça rejoint beaucoup les baby-boomers. Alors que les sports extrêmes, eux, s’adressent plutôt aux jeunes. Ils s’en sacrent, les jeunes, de s’approprier le paysage: le paysage, ils ne le voient même pas! Je ne dis pas qu’ils sont totons, mais je dis qu’il y a un âge pour voir le paysage…»
Le chroniqueur de La Presse serait-il prêt à sauter la clôture et à passer du rôle de spectateur à celui d’acteur? «Ah non. Ça prend une folie pour faire ça. J’me garrocherais pas au bout d’une corde, j’suis pas capable! Je ne sais pas si j’aurais été capable avant, mais au moins, j’aurais essayé. Mais ça ne m’empêche pas d’aimer aller voir ceux qui font ça!»
«Dans un tout autre ordre d’idées, j’ai rencontré plein de gens qui vont au bout d’eux-mêmes, qui s’entraînent comme des fous pour faire une performance qui n’intéresse personne d’autre qu’eux-mêmes. La révélation de la fin de ma vie, si tu veux, c’est que les gens ordinaires ont une capacité à faire des efforts assez extraordinaires, à partir du moment où ils tripent sur quelque chose. Un athlète, c’est un athlète: ça n’a rien à voir avec toi et moi. Mais il y a des gens ordinaires qui arrivent à faire des choses incroyables à quarante, cinquante et même à soixante ans. Ces gens-là ne demandent pas à être applaudis. Sur le plan olympique, ça ne vaut rien. Zéro. Mais pour eux, ça vaut tout.»
Frissons garantis
Si le tourisme d’aventure est relativement accessible, le «tourisme de danger», lui, s’adresse à une clientèle, disons… avertie. Depuis quelques années, les maniaques de zones dangereuses ont même leur bible: un livre intitulé The World’s Most Dangerous Places. Mille pages remplies de mines anti-personnels et de zones dévastées, le tout écrit de la main frénétique de Robert Pelton, un reporter-aventurier qui n’a pas grand-chose à voir avec Tintin, et qui soutient que «si vous ne voyez pas l’horreur du monde de vos propres yeux, vous pouvez aussi bien plonger tête première dans le formol et vous brancher sur une machine respiratoire».
Ce guide brosse le portrait de vingt-trois zones de guerre, dix-huit régions inexplorées, et plus de cent endroits où les gens craignent pour leur vie. «Le succès du livre a dépassé toutes nos prévisions: en 1998, il a été le livre le plus vendu de toute la section voyage d’Amazon.com! lance fièrement Beverly Riess, de la maison d’édition Fielding. Nous en sommes à la troisième édition, et nous travaillons sur la quatrième. »
Vous visitez le Yémen? Oubliez les marchés, la culture et l’architecture: l’expérience ultime est de s’y faire kidnapper. Et c’est la raison pour laquelle plusieurs touristes occidentaux s’y rendent année après année. Ils s’aventurent dans l’arrière-pays, où ils sont presque certains d’être kidnappés par des Bédouins! Certaines agences garantissent même à leurs clients qu’ils seront pris en otage.
Bien qu’ils soient gardés en captivité, les otages vivent une immersion culturelle complète en partageant le quotidien de leurs ravisseurs, lesquels les traitent comme des invités, et leur offrent toutes sortes de cadeaux. Les Bédouins kidnappent des touristes pour forcer le gouvernement du Yémen à leur concéder divers avantages. Les prisonniers sont presque toujours relâchés, et un seul événement violent a été rapporté jusqu’à présent: trois Britanniques et un Australien ont perdu la vie quand les autorités ont tenté de les sauver.
Assurez-vous, qu’ils disaient…
L’idée d’inventer un nouveau sport extrême vous tente? Dépêchez-vous avant que quelqu’un d’autre y pense… et que les compagnies d’assurances le mettent à l’index. «On voit sans cesse naître de nouvelles disciplines extrêmes, et il nous est impossible de les suivre à la trace. Dans ces cas-là, les gens sont couverts par défaut», explique Richard Fournier, de l’assurance-vie Desjardins-Laurentienne.
Pour ce qui est des activités déjà existantes, la Croix-Bleue refuse carrément de couvrir celles qui donnent le plus de cheveux blancs: deltaplane, escalade, alpinisme, parachutisme, course ou épreuve de vitesse, bungee, etc. Les activités couvertes? Canot, plongée, équitation, planche à voile et… escrime.
Le ministère des Affaires étrangères publie périodiquement la liste des pays où il est déconseillé de voyager, et les compagnies d’assurances refusent automatiquement de couvrir ces pays. Richard Fournier explique: «Si nous décidions d’inclure ces pays dans nos polices, ce serait très coûteux à gérer et nous serions obligés de hausser les primes de tout le monde, ce qui n’est évidemment pas souhaitable.»
La liste noire comporte actuellement une trentaine de pays, dont l’Afghanistan, la Russie et… le Yémen.
Alors pour le kidnapping, on repassera… À moins qu’une agence ne lance ce genre de forfaits au Québec.
Récits extrêmes: la manne
L’hiver dernier, trois randonneurs français sont restés coincés plusieurs jours sous les débris d’une avalanche. Une équipe composée de cent personnes et de quatre hélicoptères s’est affairée à ratisser les lieux de l’avalanche durant huit jours avant de finalement les retrouver. À peine quelques heures après avoir été secourus, les rescapés ont soulevé l’ire des millions de téléspectateurs qui avaient suivi le sauvetage en direct, en refusant de répondre aux questions des journalistes: ils venaient de signer un contrat de 150 000 dollars avec l’hebdomadaire à sensation Paris Match pour l’exclusivité du récit et des photos, prises avec un appareil jetable…
Le monde de l’édition ne fait pas lui non plus exception à la règle du «sitôt vécu, sitôt publié».
En décembre dernier, la célèbre course de voiliers Sydney-to-Hobart a tourné au cauchemar quand une violente tempête s’est levée: plus de la moitié des 115 bateaux ont dû abandonner, et six marins ont péri noyés. Depuis, pas moins de quatre livres relatant la macabre expédition ont été publiés! Il y a trois mois, le corps de l’alpiniste George Mallory, mort de froid à quelques centaines de mètres du sommet de l’Everest il y a soixante-quinze ans, a été retrouvé: trois ouvrages sont en train d’être rédigés à propos de la découverte.
«Depuis le succès des livres Into Thin Air, de John Krakauer, et The Perfect Storm, de Sebastian Junger, les gens croient réinventer la roue à tous les deux mois, explique Starling Lawrence, éditeur en chef de la maison d’édition américaine Norton. Les bons livres d’aventures ne courent pas les rues, et je ne crois pas qu’il y en ait plus aujourd’hui qu’avant. Par contre, le très lucratif marché des livres "instantanés" est, lui, en plein essor. Je connais un auteur talentueux qui écrivait notamment pour le New York Times, et qui avait commencé un livre sur la catastrophe de Sydney-to-Hobart. Mais, à cause de la pression, il a abandonné le projet. C’est un métier horrible: vous devez travailler avec des échéanciers de quelques semaines pour être celui qui sortira le premier livre!»
Une maison d’édition anglaise vient d’ailleurs de payer 1,2 million de dollars pour le récit d’un naufrage survenu en 1820. Et, selon Starling Lawrence, la quantité n’est pas nécessairement synonyme de qualité. «J’ai lu le manuscrit et, franchement, il ne valait pas le dixième de cette somme. Mais dans notre domaine, la surenchère atteint vite des sommets himalayens…»