Société

Droit de cité : Drapeauville

Nous allons vivre le miracle de la réincarnation au cours des prochaines semaines. Jean Drapeau nous reviendra sous les traits d’un boulevard, d’une rue, d’un parc, d’un stade ou d’une ligne de métro. Une circonscription électorale ou peut-être même un quartier, tant qu’à faire?

Pourquoi ne pas donner son nom à Laval? N’en est-il pas le vrai fondateur, avec les milliers de Montréalais qu’il a forcés à émigrer vers la banlieue après avoir rasé des quartiers complets dans les années 60? Ville Jean-Drapeau… Nous avons un an pour y penser, comme le stipule la loi sur la réincarnation par la toponymie. C’est le temps qu’il faut, paraît-il, pour bien mûrir sa décision.

Il a été décrété collectivement que Jean Drapeau a fait l’Histoire et qu’à ce titre, il mérite une inscription dans l’index de la Rand-MacNally du Grand Montréal. Après tout, les Montréalais n’arrêtent pas de répéter qu’il a mis Montréal sur la map. Alors, ce serait un juste retour d’ascenseur d’y mettre Drapeau itou.

À mon avis, la vraie question ne serait pas de savoir à quel masse de béton donner son nom, mais pourquoi.
Jean Drapeau, paraît-il, aurait permis à Montréal d’accéder à la modernité, et aux Québécois de s’ouvrir sur le monde. Sans lui, la modernité aurait été refoulée aux douanes de Lacolle en 1960 et on ne l’aurait plus jamais revue.

Quant au Québec, il serait demeuré une peuplade pittoresque, une sorte de Deep North isolé. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les citoyens d’Oulan-Bator sont demeurés en retrait de la modernité par rapport à nous: ils n’ont pas eu Jean Drapeau.

Alors que nous, citoyens agraires et un peu attardés, Jean Drapeau nous a branchés sur l’Univers avec le métro, l’Expo, les Olympiques, l’autoroute Ville-Marie, la Place Ville-Marie, la Place des Arts et j’en passe.
Allez, un effort de génuflexion devant l’hôtel de ville! Sans monsieur Drapeau, Montréal serait comme toutes ces villes inconnues parce que sans Olympiques: Toronto, Chicago, Milan, Bruxelles, San Francisco, Hong Kong, Prague…

Jean Drapeau a inventé le monde moderne et nous l’a imposé pour notre plus grand bien.

Moins qu’hier, et plus que demain
Depuis des jours, et pour encore plusieurs semaines, spécialistes renommés et quidams s’étendent sur les bons – et les moins bons – coups du maire.

Ce qu’il ne faudrait pas ignorer sous tout cet ergotage, c’est que Jean Drapeau, comme tous les politiciens de son époque, a profité d’une conjoncture favorable à la création de monstres sacrés de la politique.

C’est-à-dire qu’on avait les moyens. Les gros moyens de se couler une postérité dans le béton. Et les coudées franches pour balayer sous le tapis certains détails afin d’y parvenir.

En 1960, l’État sortait d’une période minimaliste, exempt de dettes. Alors, on s’est payé la traite. Mais aujourd’hui, on n’a plus les mêmes moyens. On ne pourrait plus installer une Exposition universelle au milieu du fleuve. Les lois environnementales l’empêcheraient, les finances publiques le proscriraient, les contribuables le refuseraient.
Comme on ne pourrait plus raser des quartiers et déplacer des milliers de familles pour construire un stade. Le gros bon sens nous l’interdirait, les finances publiques le proscriraient, les contribuables…

Les politiciens avaient une plus grande latitude à l’époque. Car si Jean Drapeau entreprenait le même parcours politique aujourd’hui, sa carrière se terminerait dès les premiers pas. Candidat défait dans une élection fédérale complémentaire au milieu de la crise de la conscription, il pointa le vote «anglo-juif» (l’expression est de lui) comme responsable de sa défaite. Ça me rappelle quelqu’un qui, lui, a vu sa carrière politique se terminer au bout de sa phrase, il y a moins de quatre ans.

Demain, il y a peu de chances qu’on voie apparaître un boulevard Pierre-Bourque. Parce que les seules grandes réalisations que le maire actuel ait les moyens de s’approprier sont le règlement de la dette actuarielle de la Ville et la réduction de l’écart du taux de taxation entre Montréal et les autres villes.
Pas de quoi élever une stèle et se prosterner devant.

L’hommisme
Pourquoi attribue-t-on l’histoire à des hommes? Parce que c’est plus facile d’affirmer que Jean Drapeau est le père fondateur du Montréal moderne que d’expliquer que «le nouvel ordre géopolitique mondial des années soixante et les nouvelles technologies favorisaient l’échange entre les peuples dans un mouvement de développement de l’État providence et d’émancipation des populations permettant aux dirigeants, dont Jean Drapeau fût une figure éminente, d’ériger des infrastructures modernes dont ils… », blabla et rebla.

Bref, par souci d’économie de mots dans l’enseignement de l’histoire, on préfère la sentence au traité.
Sans quoi les Minutes du Patrimoine seraient les Semestres du Patrimoine.